Quand donner de l’argent ne suffit plus – Limites de la philanthropie classique à l’heure de la crise climatique

Par Diane Alalouf-Hall , Doctorante et Coordonnatrice Hub Québec
Par David Grant-Poitras , Doctorant et Responsable étudiant
Par Caroline Bergeron , Directrice Hub Québec
Par Jean-Marc Fontan , Directeur du Réseau PhiLab
27 janvier 2020

 

philanthropie crise climatique

Source: Matthew Abbott, The New York Times

Depuis le mois de septembre 2019, les flammes qui ravagent l’Australie ne laissent aucun répit à l’île. Le bilan des feux de brousse en donne le vertige : aux dernières nouvelles, plus d’un milliard d’animaux[1] ont péri dans les flammes, plus de 25 vies humaines ont été fauchées, 2500 bâtiments sont détruits et plus de 80 000 Km2 de territoires sont incendiés.

Devant l’ampleur de cette tragédie écologique et humaine, les réponses de solidarité se sont fait entendre. Partagés entre la douleur des images et notre impuissance, nous sommes nombreux et nombreuses à vouloir aider. C’est pourquoi nous avons vu éclore des pétitions et des collectes de fonds initiées par des organismes de charité ou même par des particuliers, à travers le monde et sur différentes plateformes. Cet élan de générosité n’est pas sans rappeler les grands moments post-catastrophes en Asie du Sud-Est (Tsunami de 2004) ou en Haïti (Séisme de 2010). Cette philanthropie de masse est également relayée par des célébrités du monde culturel et sportif. L’histoire la plus virale étant sans contredit celle de Celeste Barber, comédienne australienne parvenue à amasser, en quatre jours, auprès de la communauté internationale plus de 44 millions de dollars pour le NSW Rural Fire Service.

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Le don d’urgence en réponse à des besoins immédiats

Les dons motivés par l’urgence et les émotions visent, en premier lieu, à arrêter ce qui est considéré comme insoutenable. Il faut que les images de l’horreur cessent, que l’hémorragie soit stoppée. Autrement dit, le don immédiat en capital, dans ce contexte, tente de fournir des moyens techniques et humains pour mettre fin à la crise. À plus long terme, le don issu du soutien philanthropique servira aux projets de reconstruction. Nous sommes donc en présence d’une philanthropie dite « classique », comprise ici comme un don d’argent réalisé dans l’objectif de répondre à des besoins immédiats. Cette forme de philanthropie soulage les conséquences générées par une situation problématique, dans le cas actuel de l’Australie, laquelle apparaît suffisamment exceptionnelle pour que l’émotion humaine prenne une place centrale dans la décision de donner.

Sans remettre en cause les bonnes intentions à la base des gestes de solidarité en situation d’urgence, la question que nous posons est la suivante. Dans un contexte où les catastrophes naturelles sont et seront de plus en plus liées à la crise climatique, la philanthropie classique conserve-t-elle la pertinence qu’on lui reconnaissait autrefois ?

Dans l’optique d’ouvrir un espace de réflexion, nous identifions trois limites inhérentes à la philanthropie classique, selon laquelle un don en argent permet de participer activement à la résolution d’un problème. Plus qu’un appel à l’humilité, par nos propos, nous souhaitons ouvrir la voie à une pensée post-philanthropique relativement à nos manières collectives de réagir et d’agir face aux événements tragiques qui surviennent près ou loin de nous. Loin de nous l’idée de vouloir freiner cet élan de solidarité qui redonne de l’espoir en des moments de crises. Toutefois, le caractère particulier de la catastrophe australienne exige de mener une réflexion franche et critique par rapport aux mouvements philanthropiques qui surgissent spontanément.

Première limite : l’argent peut-il tout reconstruire ?

Peut-on racheter un écosystème détruit ? Si l’on peut aider les citoyens et citoyennes à reconstruire les maisons emportées par les flammes, il en va autrement de la revitalisation d’écosystèmes naturels réduits en cendres. Quand les dommages affectent la biodiversité[2], il y a des choses qui sont malheureusement irremplaçables. Dès lors, devant les destructions qu’engendrent ce type de catastrophes, force est d’admettre l’impuissance du don classique de la philanthropie. Le capital ne « reconstruit » pas une espèce vivante comme il restaure une cathédrale, quelle que soit sa portée symbolique. La situation récente, liée à l’incendie de Notre-Dame de Paris, qui a donné lieu à une mobilisation philanthropique internationale d’une grande intensité, laquelle a largement dépassé les Parisiens et Parisiennes ou les catholiques. En vingt-quatre heures, 850 millions d’euros ont été mis à la disposition des autorités concernées par quelques milliardaires internationaux : soit en leur nom, soit par l’intermédiaire de leur entreprise ou de leur fondation[3]. Dans le même temps, la Fondation de France fut mandatée par le gouvernement français, avec trois autres organisations, afin de collecter des fonds additionnels pour Notre-Dame. Ce faisant, des dons individuels ont été amassés de donateurs et donatrices du monde entier. Au plan environnemental des grands feux australiens, même si le processus de collecte de capitaux peut être aussi effectif que pour Notre-Dame, nous ne pourrons pas redonner vie à ce qui a été détruit. Tout au plus, nous pourrons compenser les pertes matérielles et humaines et soigner et tenter de guérir ce qui peut l’être.

Seconde limite : la philanthropie comme blanchiment des consciences

Face à l’aggravation des catastrophes dites naturelles, mais induites par l’activité humaine, les réactions philanthropiques, bien que sincères, se présentent souvent comme une voie de contournement face à nos responsabilités. Autrement dit, nous sommes confrontés au syndrome du pollueur-payeur, à l’image de la taxe carbone. Si je m’acquitte d’une taxe financière, je m’achète alors un droit : celui de ne pas changer d’attitude. Ce concept est peu éloigné de celui du commerce des Indulgences présent au XVIe siècle. N’agissons-nous pas par pur réflexe émotif au point où nous nous choisissons un mode solutionnaire, un cadre de compensation, déresponsabilisant au niveau réglementaire ? En se limitant à l’action de compensation par la réparation et non à l’action de prévention par la conscientisation et des réglementations appropriées, la philanthropie classique ne propose-t-elle pas un mode solutionnaire incompatible au problèmes engendrés par la crise climatique ? Le don s’efforce alors, sans grand succès, d’éteindre les flammes, mais surtout d’étouffer un autre incendie, non visible mais pourtant bien réel : celui des responsabilités humaines face aux dérèglements climatiques et aux grandes inégalités sociales ?

Troisième limite : la philanthropie classique soutient une économie non durable

Ces derniers jours, le Premier Ministre du Canada, Justin Trudeau, exhortait les Canadiens et Canadiennes à faire un don pour aider l’Australie. Cette situation peut paraître en soi adéquate et faire preuve de solidarité avec l’Australie. Toutefois, est-ce le rôle du politique de faire appel aux liquidités du grand public pour colmater les brèches d’un mode de vie civilisationnel, d’un système économique mondial à la déroute? Ne devrait-il pas aussi et surtout proposer une révision de notre mode de vie et de notre rapport à la Nature afin d’endiguer et d’éradiquer ce qui est à la source des dérèglements climatiques engendrés par les activités humaines ? En ce sens, ne devrait-il pas écouter la population canadienne, particulièrement les plaidoyers avancés par les jeunes canadiens et canadiennes pour des changements en profondeur de notre rapport à l’environnement. Face aux politiques des grands leaders politiques de ce monde, où sont les actions politiques responsables ? Où sont les normes et les règlements en cohérence avec l’élan de solidarité internationale démontré par les mobilisations en capitaux suscités par la crise des grands feux en Australie ?

Pour relever le grand défi écologique qui caractérise le passage au 21e siècle, il est urgent que les décideurs politiques, politiciens et politiciennes, ne se cachent pas derrière la solidarité citoyenne. Il est primordial qu’ils et elles fassent preuve de courage en proposant et en soutenant les changements qui s’imposent. De cette façon, il sera possible de concilier l’aide philanthropique d’urgence à une philanthropie du changement social, combinant dons financiers et actions responsables. Ce basculement de perspective doit advenir maintenant, c’est un impératif.

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Une pensée post-philanthropique collaborative, préventive et au-delà des frontières géographiques et disciplinaires.

L’Australie comme le Canada peuvent mieux faire en matière de protection de leur patrimoine naturel. L’Australie a le plus grand nombre de sites classés en périls, qu’ils soient naturels ou mixtes[4], et n’a pas paradoxalement beaucoup de fondations philanthropiques (seulement 5 000)[5]. Les vieilles habitudes coloniales de revente des ressources sur lesquelles le pays s’est construit, comme les activités minières ou d’extraction, sont encore très présentes aujourd’hui. Si l’Australie ne fait pas tous les efforts pour préserver son patrimoine naturel, il n’en demeure pas moins que ce dernier fait partie de l’équation nécessaire pour la survie globale de la planète. À l’image des institutions internationales qui se sont données pour mission d’opérer dans le cadre d’une « commune humanité » afin de permettre le déploiement d’une « commune dignité » (Boltanski, 1993)[6], la philanthropie a le devoir de s’adapter aux défis et aux combats qui dépassent les dimensions caritatives. En effet, nous avons tous et toutes la responsabilité de préserver le patrimoine mondial. Sur ce point, la philanthropie peut aider à condition de se définir et de se présenter comme un outil citoyen au service des changements durables à opérer et non comme un geste porteur d’une pensée magique.

 

Consultez l’article parût dans LaPresse ici: La philanthropie ne ramènera pas les koalas !


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Pour aller plus loin
Notes de bas de page

 

[1] France 24 – https://www.youtube.com/watch?v=sbDsNpgGgSE.

[2] https://www.ledevoir.com/societe/environnement/570355/les-feux-en-australie-menacent-une-biodiversite-unique-au-monde

[3]De Nerveaux et Davezac (2019). Notre-Dame fire ignites debates on philanthropy, Alliance, Volume 24, Number 3.

[4] https://www.wwf.fr/sites/default/files/doc-2017-09/1602_rapport_proteger_hommes_en_protegeant_nature.pdf

[5] Australian philanthropy needs more crowd power, ProBono Australia

Australian philanthropy needs more crowd power

[6] Boltanski, Luc. (1993). La souffrance à distance morale humanitaire, médias et

politique. Coll. Collections : Leçons de choses. Paris: Paris Métailié