Réaction à la conférence de Mme Hilary Pearson, réalisée dans le cadre de la Conférence inaugurale 2019-20 du Certificat en gestion philanthropique et du PhiLab.
Après plus d’une quinzaine d’années à la présidence de Fondations philanthropiques Canada (PFC), Mme Pearson s’est illustrée comme une grande architecte du secteur philanthropique canadien. Dans votre conférence, vous avez rappelé qu’au moment de votre arrivée à la tête de ce réseau, beaucoup était encore à construire. Les fondations ne communiquaient pratiquement pas entre elles. Les guides pratiques utilisées par les fondations provenaient des États-Unis. Les relations entre les fondations francophones et anglophones étaient au plus bas. Enfin, les fondations devaient composer avec un environnement légal et fiscal peu facilitant, voire même, quelque peu hostile. Face à un tel contexte, PFC avait le potentiel de devenir un véhicule capable de dynamiser l’action publique des fondations privées et, aussi, d’accroitre leur influence auprès de la sphère politique afin que soient mises en place des politiques publiques moins contraignantes. Grâce au travail accompli par PFC au fil des dernières décennies, les fondations subventionnaires ont désormais beaucoup plus de facilité à collaborer entre elles, à canadianiser leurs apprentissages et à les intégrer dans leurs façons de faire, à se montrer transparentes à l’égard du public, et, enfin, à développer des approches dites « stratégiques ».
Maintenant, une fois soulignée et saluée cette importante contribution eu égard à la structuration de ce qu’on peut aujourd’hui appeler « le modèle philanthropique canadien », je me permet de soulever quelques remarques sur votre engagement actuel en tant que co-présidente du Comité consultatif sur le secteur de bienfaisance : comité dont l’ambitieuse mission est d’établir des dialogues entre le gouvernement fédéral et les différents acteurs du milieu de la bienfaisance dans l’optique de baliser une démarche de révision de l’environnement réglementaire les concernant.
Or, après avoir défendu les intérêts des fondations subventionnaires, vous avez l’opportunité de profiter de cette nouvelle fonction pour dépoussiérer le régime légal de la bienfaisance canadienne. C’est un secret pour personne : ce régime est obsolète. Il est le vestige d’une tradition britannique qui, même en Angleterre est révolue, et qui intègre les préceptes idéologiques et religieux d’une conception charitable de la solidarité. Cette tradition entre en tension et en contradiction avec l’organisation sociopolitique canadienne : laquelle se veut le relai d’une société démocratique, où l’intervention de l’État se fait sous le drapeau de la laïcité (au sens large où la dimension religieuse n’interfère plus dans la façon d’orienter ou de réaliser les services publics).
Comme vous l’avez si bien indiqué, nous reconnaissons qu’il y a quelque chose de profondément irrationnel dans le fait que les organismes de bienfaisance soient contraints d’agir en fonction de cadres obsolètes. Dès lors, le nouveau grand chantier auquel vous vous attaquez en co-présidant ledit comité, soit celui de la modernisation du régime juridique de régulation de la bienfaisance, représente une opportunité de réellement moderniser les règles juridiques auxquelles devrait obéir un système philanthropique se voulant partie prenante d’une société démocratique, inclusive, plurielle, égalitaire et soucieuse de l’environnement. Comme vous l’avez si justement mentionné dans votre conférence, à l’instant ou une fortune privée est constituée en fondation, cette dernière relève automatiquement du domaine public. Cela signifie que nous sommes en droit de voir les fondations subventionnaires se comporter comme des organisations au service du développement du bien commun.
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Profitant de l’ambiance électorale du moment, je tiens à présenter deux changements à apporter au régime canadien de bienfaisance.
Premièrement, il est plus qu’urgent que la définition de la « bienfaisance » inscrite dans la Loi soit revue en profondeur. Cette redéfinition devrait affirmer la priorité du critère de l’intérêt général. Il importe que la philanthropie cesse d’apparaitre comme une stratégie purement fiscaliste. Nous avons certes besoin de philanthropes, c’est-à-dire de personnes soucieuses du bien d’autrui, et non de mécènes gestionnaires de leur mise en grandeur. Nous avons besoin de philanthropes préoccupés et engagés dans la solution des grands problèmes sociaux et non occupés à mettre en valeur leur patronyme familial. Dans cette perspective, de tels philanthropes ferons de la philanthropie organisée un champ d’action pertinent et légitime pour s’attaquer aux grands défis contemporains : la crise climatique, la préservation des écosystèmes naturels, le vieillissement de la population, l’accroissement des inégalités sociales, l’apparition de nouvelles formes d’exclusion sociale, l’effritement de la confiance envers nos régimes démocratiques, la désinformation et la non–reconnaissance de l’autorité scientifique (pour en nommer que quelques-uns).
Deuxièmement, dans votre conférence, madame Pearson, vous avez mentionné qu’un des piliers centraux de la légitimité actuelle des fondations privées tient à leur capacité à travailler dans une perspective « multigénérationnelle ». En théorie, je suis totalement d’accord avec vous, mais il me semble que cet argument reste à démontrer d’un point de vue empirique. Bien qu’il nous donne à voir une plus-value spécifique que pourraient apporter les fondations à notre système providentiel, la validité de cet argument repose sur la capacité des fondations à intégrer une telle compréhension de leur rôle sociétal et à en tirer toutes les conséquences à travers leurs pratiques. Pour le dire simplement, il faut bien qu’elles daignent adopter des stratégies et des modes de fonctionnement qui s’inscrivent dans la durée. Or, la manière dont la majorité des fondations investissent leurs fonds de dotation vient mettre à mal cette perspective multigénérationnelle. En effet, bon nombre de fondations subventionnaires placent leurs capitaux sur les marchés financiers sans considération pour les impacts sociaux et environnementaux qu’elles génèrent, faisant ainsi fi d’objectifs en matière de développement durable. À quoi bon agir dans une perspective multigénérationnelle si, par ses actions, on encourage des entreprises qui s’inscrivent dans un développement économique insoutenable au plan environnemental. Dans cet esprit, il pourrait être intéressant de voir comment cette idée « d’engagement multigénérationnel » des fondations pourrait s’exprimer législativement parlant. Pour reprendre mon exemple précédent, ne serait-il pas opportun d’obliger les fondations à faire preuve de responsabilité sociale et environnementale dans leur gestion financière, quitte à imposer les rendements obtenus si tel n’est pas le cas ? La perspective multigénérationnelle doit représenter un moyen non pas de protéger la pérennité de la dotation des fondations subventionnaires, mais d’encourager la mise en œuvre de stratégies long terme capables d’assurer un meilleur avenir à toutes et à tous.