La lucha es un poema colectivo : réflexion d’un terrain de recherche en contexte autochtone

08 November 2022

Cet article se penche sur des réflexions émanant de mon terrain de recherche dans le cadre de ma thèse doctorale. Je travaille sur le rôle et les effets du droit international sur les revendications autochtones au Paraguay. Dans le cadre de ma thèse, je n’observe pas le recours à la mobilisation légale des tribunaux nationaux paraguayens – puisqu’il n’existe pas (ou très peu) de cadre légal autochtone. Plutôt, j’appréhende le droit comme un objet politique : le recours aux tribunaux permet de créer des espaces de laboratoire de participation citoyenne au sein de l’État, mais également permet la création d’espaces propres aux citoyennetés autochtones. Au cours de mon terrain, j’ai eu la chance de côtoyer plusieurs ONG de défenses des droits autochtones, qui m’ont accueilli et guidé. Je propose ici des réflexions autour de mon terrain, particulièrement sur le travail de ces ONGs. 

Pour quiconque décide d’entamer une recherche sur le Paraguay, le constat est sans équivoque : petit état enclavé, sous-étudié en sciences sociales, il demeure le pays latino-américain le plus méconnu du continent. Il est important de spécifier que peu de sources existent sur ce sujet. Les études portant sur le Paraguay s’intéressent la plupart du temps à l’ère dictatoriale (maintien du régime) et à la transition démocratique. Le tournant néolibéral et les répercussions sur les mouvements sociaux ruraux sont également étudiés, notamment à travers le cas des mouvements paysans.  

Les études sur la résistance autochtone sont toutefois quasi-inexistantes. Cela s’explique par de multiples raisons. D’abord, le Paraguay a connu l’une des plus longues dictatures au monde : Alfredo Stroessner est resté 35 ans au pouvoir, le plaçant comme le dictateur étant resté le plus longtemps en poste en Amérique du Sud. Son régime dictatorial est décrit comme étant violent, répressif, et ce, avec toutes les parts de la population. Concernant ses politiques envers les groupes autochtones, celles-ci oscillèrent entre indifférence et assimilation (forcée)1. Lors de la transition démocratique (1992), l’invisibilisation des communautés s’est perpétuée, principalement en raison du modèle économique d’agrobusiness.  

Actuellement, et en continuité avec le régime Stroessner, le Paraguay fonde toujours son modèle de développement sur les exportations agricoles et la culture bovine. Depuis les années 2000, la superficie des terres utilisée pour la culture du soya a triplé dans la région orientale et la taille des ranchs bovins a été multipliée par six dans tout le pays2. Depuis la transition démocratique (1989), les réformes entreprises ont amplifié cette tendance à la dépossession territoriale3. Cela est dû, entre autres, à la faiblesse institutionnelle engendrée par lesdites réformes qui ont généré une exclusion citoyenne des peuples autochtones et des paysans au profit des bureaucrates et des élites4. Ce phénomène a contribué à un environnement de non-droit en ce qui concerne les régimes territoriaux5. Jusqu’au début des années 2010, les programmes sociaux ne considéraient pas les communautés autochtones dans le cadre de leurs stratégies de ciblage, tandis que les politiques liées à la restitution des terres, en raison de la colonisation, étaient complètement ignorées6. 

C’est dans ce contexte de grandes inégalités entre les autochtones et les non-autochtones que j’ai amorcé mon terrain à Asunción7. Je m’interrogeais sur l’effet du droit international sur les pratiques et revendications autochtones, en prenant comme étude de cas les trois communautés autochtones (Yakye Axa, Sawhoyamaxa et Xakmok Kasek) ayant mobilisé et gagnées devant la Cour Interaméricaine des droits de l’Homme contre l’État du Paraguay. Pour les trois cas, l’ONG Tierraviva a été celle portant les réclamations et défendant les communautés autochtones. Dans un pays où les politiques sociales et publiques sont (quasi) inexistantes pour les communautés autochtones8, les ONG deviennent la réponse au manque de volonté et de ressources de l’État. 

 

Tierraviva : une ONG particulière 

Photo d'une affiche de manifestation et de revendications.

Photo des archives de Tierraviva. L’ONG apporte son soutien aux actions mise sur pied par les communautés autochtones. Par exemple, dans ce cas-ci, Tierraviva apporte son soutien à la CLIBJ, une organisation autochtone réunissant différentes communautés du Chaco, lors d’une journée de manifestation et de revendications.

Tierraviva se distingue de ses homologues par son orientation d’accompagnement9. Par la description qu’en fait Adriana A110., coordonnatrice du secteur des contentieux et plaidoyer de Tierraviva, la principale fonction de Tierraviva est de faire la promotion et la défense des droits humains des peuples autochtones, en mettant l’accent sur la restitution territoriale. Ielles travaillent sur l’applicabilité des droits par le biais de litiges stratégiques, de plaidoyer auprès des institutions publiques, de conseils juridiques et de renforcement des organisations.  

Si l’aide est strictement d’accompagnement, principalement dans les litiges de restitutions des terres, il n’en demeure pas moins essentiel. Rappelons ici que près de 30% des communautés autochtones n’ont toujours pas actuellement accès à leur terre. Le gouvernement fait preuve de mauvaise foi dans les restitutions territoriales, ce qui engendre des délais prenant parfois plus de 30 ans lors de demande de restitutions de terres11 

Lors de mon entretien avec Adriana A., celle-ci a rappelé le fait que les communautés autochtones sont dans un état d’urgence permanent, historiquement encadré par la discrimination structurelle. L’État ne s’est pas doté d’une politique nationale qui aborde la réalité autochtone de manière globale : 

L’État n’a aucune volonté d’apporter des solutions définitives au problème foncier ; par exemple, chaque année, le budget de l’INDI12 est réduit, une institution avec peu de ressources humaines, limitée dans sa capacité à réagir aux urgences, avec peu d’intérêt à rechercher réellement le développement des communautés. (traduction libre).

 

Selon elle, la capacité limitée de l’État à faire face aux différentes demandes des peuples autochtones est une constante. Cette situation se répète dans les différentes institutions publiques, qui considèrent que les questions autochtones relèvent exclusivement de l’INDI, et sont généralement incapables de proposer une approche transversale à l’ensemble des services fournis par l’État.

Ainsi, lorsque j’ai interviewé les différent·es membres de Tierraviva, tout·es m’ont soutenu que le travail d’accompagnement des différentes luttes était essentiel, et ce pour différentes raisons. D’abord, l’aspect de l’accès à la terre est au centre des discours. La récupération des terres ancestrales est liée aux autres droits puisqu’en étant privée de leur terre ancestrale, les communautés sont privées non seulement de leurs héritages ancestraux, mais également de la possibilité d’avoir leur droit de chasse, de pêche, de cueillette qui sécuriserait leur alimentation et leur accès en eau. Le droit à la terre est lié au droit à la dignité. Ce discours a été relayé par les différentes communautés que j’ai pu rencontrer. 

Les membres de l’organisation ont également mis de l’avant que le travail d’accompagnement pour la restitution des terres permettait aux communautés de se sentir responsabilisées et que cela leur permettait de se sentir plus fortes face aux institutions publiques lorsqu’elles présentaient leurs demandes. L’un des dirigeants de la communauté Xamok Kasek a soutenu que : 

Nos forces ont même augmenté, car, grâce à ces instruments, nous avons fait pression sur le gouvernement en place ; notre principale revendication a toujours été la restitution de nos terres ancestrales. En outre, un espace a été créé pour analyser l’exécution des résolutions de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme, et grâce à cet espace, il a été possible de progresser sur certains points avec d’autres demandes.

Les membres des communautés Makxawaya et Kemha Yat Sepo ont tenu des propos similaires, soit le fait que par le travail de Tierraviva, l’État a été obligé non seulement de leur donner des terres, mais aussi de créer des maisons et de leur donner de la nourriture pendant une certaine période.  

Il s’agit d’un feuillet de type « zine » expliquant les violations de droits humains que subissent les Autochtones. Celui-ci relate les injustices, mais aussi les luttes, de la communauté Xamok Kasek.

Photo des archives de Tierraviva. Il s’agit d’un feuillet de type « zine » expliquant les violations de droits humains que subissent les Autochtones. Celui-ci relate les injustices, mais aussi les luttes, de la communauté Xamok Kasek.

Plus encore, l’impact le plus grand, à mon avis, du travail de Tierraviva est le sentiment de sécurité qu’ont développé les communautés autochtones. Si l’État paraguayen ne semble pas être sur le point de changer, l’impulsion créée par l’espace qu’offre Tierraviva permet de développer de nouvelle façon de revendiquer et de formuler de nouvelles demandes. L’accès à la terre à donner un second souffle aux luttes : 

C’était (la montée des revendications) pendant l’ouverture du Paraguay, une fois ouvert à la démocratie, et leur implication dans le processus politique, qui a eu quelques accrocs au retour, mais ils sont plus ou moins impliqués maintenant, en relation avec les différents partis politiques, donc c’est tout un ensemble de choses qui se sont réunies, mais l’espace physique qu’ils avaient avec leurs terres serait un élément clé, vous savez… (Tim, missionnaire anglican dans le Chaco)

 

 

 

Le cas de Xamok Kasek : la lutte collective

Photo prise au centre d’Asunción, avec comme texte: "La lutte est un poème collectif"

Photo prise au centre d’Asunción, lors d’une manifestation des différences culturelles autochtones et de la sauvegarde des semences traditionnelles (2022).

La communauté Xamok Kasek se trouve dans le Département Presidente Hayes, dans le bas Chaco. Depuis l’élaboration de la première loi entourant le statut autochtone dans les années 8013, les membres de la communauté réclament leurs territoires ancestraux. Les membres de la communauté Xákmok Kásek ont été expulsés de leur territoire ancestral il y a plus de trente ans, lorsque l’État a privatisé leurs terres. Depuis lors, la communauté survit sur un territoire emprunté. La terre est improductive, ce qui rend leur accès à la nourriture et à l’eau précaire. Les services publics de base tels que l’eau, l’électricité, l’éducation et la santé sont absents. La communauté Xákmok Kásek revendique, à travers la récupération de ses terres ancestrales, le droit à la dignité, le droit à l’alimentation et le droit à l’eau. Cette imbrication des droits ne peut être comprise que par l’identité territoriale de la communauté. 

Photo de manifestants tenant des bannières:"  Ici, nous étions devant le ministère des Finances demandant la mise en œuvre de nos droits"

Photo des archives de la communauté Xamok Kasek (2016) : « Ici, nous étions devant le ministère des Finances demandant la mise en œuvre de nos droits » (entrevue avec Milcades, membre de la communauté).

Avec l’aide de Tierraviva, la communauté exige depuis près de 30 ans la mise en œuvre de leurs droits. La communauté s’est mobilisée au niveau local, mais aussi au niveau national et international. Tout en intentant des poursuites judiciaires au niveau local, puis international, la communauté a également organisé des blocus de routes, des manifestations et des marches symboliques. Au niveau juridique, Tierraviva a porté les plaintes en représentant la communauté. Du côté des actions collectives, Tierraviva offre ses locaux afin de laisser la communauté s’organiser, mais également afin de donner un lieu de repos pour y dormir et manger14. Ces actions ont d’ailleurs porté fruit : en juin 2022, la communauté a pu récupérer près de 90% de ses terres. 

Photo de manifestants assis

Photo des archives de la communauté Xamok Kasek (2016) : « Cette photo était entre larmes et joie de recevoir la nouvelle du premier versement de paiement [à la suite de la victoire à la Cour Interaméricaine] pour notre terrain et l’entourage de Tierraviva était avec nous » (entrevu avec Milcades membre de la communauté).

L’importance du soutien international

Dans un contexte d’État autoritaire insensible aux communautés autochtones, les capacités d’agir de Tierraviva sont intimement liées au soutien international15. Sans nier les problématiques du financement international, il est important de spécifier que dans un pays où la violence contre les Autochtones est institutionnalisée, le travail de Tierraviva reste essentiel et surtout, unique. En effet, peu d’ONG autochtoniste16 demeurent dans le pays alors que le gouvernement en place durcit le ton face aux revendications autochtones17. Sans financement étatique, le financement international devient la seule option possible pour des groupes de défenses tels que Tierraviva. Si celle-ci peut s’opposer au gouvernement, c’est en raison de la sécurité financière qui lui confère ses fonds hors du Paraguay.  


This article is part of the November 2022 special edition. You can find more here

Notes de bas de page

[1] Horst, R.H. (2007). The Stroessner Regime and Indigenous Resistance in Paraguay. University Press of Florida.

[2] Données de la Banque Mondiale, 2018.

[3] Blaser, M. (2010). Storytelling Globalization from the Chaco and Beyond. Durhham et Londres : Duke University Press.

[4] Hetherington, K. (2011). Guerrilla Auditors: The Politics of Transparency in Neoliberal Paraguay. Durhham et Londres : Duke University Press.

[5] Turzi, M. (2017). The Political Economy of Agricultural Booms, Managing Soybean Production in Argentina, Brazil, and Paraguay. London: Palgrave macmillan, à la page 109.

[6] Tiré de mes entretiens avec Tierraviva.

[7] D’une durée de plusieurs mois, je me suis basée dans la capitale paraguayenne, à Asunción.

[8] Mes entretiens mettent énormément de l’avant les problèmes structurelles reliées à la pauvreté dans les communautés autochtones.

[9] Bien que durant la pandémie de COVID-19, elle a dû faire aussi de l’aide humanitaire par manque d’aide de la part de l’État.

[10] Tous les participant-es à mes entrevues ont consenti à être cité et que leurs noms apparaissent comme tel.

[11] Et ce, bien que ce soit un droit constitutionnel

[12] L’INDI est l’Institut national des autochtones.

[13] Loi 904 (1981)

[14] La communauté Xamok Kasek se trouve presque à 10 heures de route d’Asunción. Il est donc impossible aux membres de la Communauté de voyager l’allez-retour en une journée.

[15] Telles que Diakonia (Suède), ICCO (Pays-Bas), Rainforest Norway (Norvège), l’Union Européenne, Breads for the worlds (Allemagne) et le CCFD (France). Oxfam international apporte également une contribution spécifique.

[16] Seule l’ONG CONAPI, aussi basée à Asunción, effectue un travail similaire à celui de Tierraviva.

[17] Par exemple, le Congrès porte un projet de loi criminalisant toute personne vivant sur un territoire non-titré. Cela touche près de 30% des communautés autochtones du Chaco.