Il y a environ deux ans, lorsque les premières vagues de COVID-19 secouaient le Québec, notre groupe de travail a formalisé un modèle préventif délimitant quatre champs d’action que pourraient couvrir les interventions des fondations subventionnaires. Tout en reconnaissait la nécessité des interventions d’urgence, ce modèle attirait l’attention sur l’importance d’avoir une vision holistique intégrant des visées de justice sociale et de prévention. Alors que la crise sanitaire est toujours présente, nous pensons que notre modèle doit déjà être réactualisé à l’aune de la crise humanitaire provoquée par l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Ainsi, plus de trois mois après le début de la guerre en Ukraine, force est de se demander : en fonction du modèle préventif, quel rôle joue la philanthropie canadienne et surtout quel rôle préventif pourrait être joué par rapport à de tels conflits ?
Afin de répondre à ce questionnement, nous avons effectué une recherche d’information sur Internet (articles de périodiques et sites web d’organismes) et consulté des répondants clés de trois organisations philanthropiques canadiennes : Fondations philanthropiques Canada (FPC), Fondations communautaires du Canada (CFC) et la Croix-Rouge canadienne (CRC).
Une réponse usuelle face à l’urgence
La collecte exploratoire d’informations réalisé a révélé peu d’actions entreprises par des fondations se démarquant de réponses usuelles face à une telle crise. Par réponse usuelle, nous entendons principalement deux choses.
Premièrement, soutenir l’aide humanitaire
L’allocation de fonds monétaires ou le don de ressources matérielles à des organisations reconnues (Croix-Rouge, Unesco, Unicef, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, International Rescue Committee, Info Don – Urgence Ukraine, Médecins sans frontières, Fondation Canada-Ukraine, Initiative Center to Support Social Action (ISAR) Ednania…) afin de répondre à la crise humanitaire engendrée par cette guerre. À titre d’exemple, KBF Canada (une succursale de la Fondation du Roi Baudoin) a lancé le Fonds d’urgence pour l’Ukraine. Ce fonds facilite l’envoie des dons des Canadien·ne·s à destination de trois organismes qui opèrent en première ligne du conflit afin d’apporter du soutien aux familles ukrainiennes forcées de quitter le pays. La mobilisation de tels fonds permet d’agir là où la guerre sévit et dans les pays limitrophes qui accueillent les personnes réfugiées. La mobilisation de ressources humaines permet de combler des vides en offrant des formations, comme le fait un groupe de médecins montréalais, lequel offre une formation en ligne en soins médicaux.
Deuxièmement, appuyer les efforts d’accueil des personnes réfugiées
Deuxièmement, sont mobilisées des ressources privées, publiques ou sociales pour accueillir et soutenir les personnes nouvellement réfugiées d’Ukraine au Canada : Groupe d’aide – Canadiens hébergeant des réfugiés ukrainiens. Ce type d’action demande de réallouer des fonds existants ou encore exige de lever de nouvelles ressources financières et matérielles. Pour les fondations subventionnaires, cela leur demande une certaine agilité puisqu’il s’agit d’allouer des dons pour une cause qui ne faisait pas nécessairement partie de leur programme de bienfaisance.
Sur un autre volet, l’effort au niveau des bénévoles est également de circonstance. La Croix-Rouge canadienne, avec une vingtaine de bénévoles, est présente dans différents aéroports dès le mois de juin 2022 pour accueillir des familles ukrainiennes. Leur présence est avant tout humaine puisque la gestion logistique est portée par le Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) et Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). Il est possible de prévoir que le mandat d’accueil de la Croix-Rouge soit étendu à l’avenir.
D’autres organismes locaux spécialisés dans l’accueil des nouveaux arrivants, tels que l’Hirondelle ou encore Accueil aux immigrants de l’Est de Montréal, ont déjà commencé à participer à l’installation des familles sur les volets logement, aide alimentaire, éducation des enfants, etc. C’est également le cas avec des organismes communautaires directement en lien avec la diaspora ukrainienne, notamment l’organisme Entraide Ukrainienne de Montréal. Par ailleurs, différentes communautés des pays d’Europe de l’Est participent à travers leurs organismes communautaires basés au Québec à l’effort ici à Montréal comme ailleurs en Europe. C’est le cas de l’organisme les Enfants Braves qui vise à promouvoir la culture et la langue roumaine à Montréal, qui a mis en place en mars 2022 une collecte de fonds « Help Ukrainians refugees in Moldova” » sur la plateforme GoFundMe pour soutenir les Ukrainiens ayant trouvé refuge en Moldavie.
Sur ces deux voies de travail (l’aide humanitaire et l’accueil des réfugiés), le Center for Disaster Philanthropy (CDP) rappelle l’importance de considérer l’aide à apporter en fonction du Cycle d’une crise humanitaire. Ce cycle comprend quatre phases : la réponse à l’urgence, la phase de reconstruction, la prévention et la mitigation. Il importe donc de penser l’aide à apporter sur du temps long afin de dédier des ressources aux différents moments qui permettront et de répondre à l’urgence et de diminuer les possibilités d’autres crises de cette ampleur.
Une réponse préventive face à la guerre
Ces deux voies d’intervention sont relativement classiques et bien rodées. Les fondations font-elles plus que cela ? De quelle façon et dans quels champs d’intervention ? Oui, effectivement, les informations recueillies indiquent d’autres voies d’action. Dans une logique préventive et complémentaire à l’aide d’urgence, des fondations subventionnaires décident, par exemple, d’intervenir sur des enjeux moins immédiats et impliquant une action de longue haleine. Trois avenues de travail ont été repérées : (1) exclure les actifs russes du portefeuille d’une fondation, (2) promouvoir la paix et (3) soutenir les médias contre la désinformation.
Premièrement : agir par exclusion financière
D’entrée de jeu, les fondations sont des investisseurs institutionnels qui détiennent un certain pouvoir d’intervention à l’échelle internationale du fait de leur présence sur les marchés financiers. Pour manifester leur désapprobation à l’égard d’un régime politique aux velléités impériales, et dont l’agir va à l’encontre du droit international, les gestionnaires de fonds des fondations peuvent être socialement responsables en révisant leurs investissements liés à un État agresseur. Pour rappel, cette stratégie de désinvestissement et de boycottage avait été utilisée pour cibler les compagnies sud-africaines au cours des années 1980 dans le but de s’opposer aux violences causées par le régime d’Apartheid et accélérer son renversement.
Dans le cas de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des institutions financières et des investisseurs ont fait le choix de déserter l’économie russe afin d’affecter l’économie de ce pays. Le directeur général de FPC, Jean-Marc Mangin, a invité les membres de son réseau à « aligner leurs décisions d’investissement sur les actions prises par le Canada et les nations occidentales pour isoler économiquement la Russie ». Certaines fondations subventionnaires ont répondu à cet appel et ont revu leur portefeuille d’investissement afin de désinvestir dans ce dernier des actions et des obligations russes, participant ainsi au mouvement international de sanctions économiques.
Notons que, si le désinvestissement se présente comme un geste moral à poser en tant qu’investisseur pour assumer une posture critique envers un pays, tel la Russie, ce geste advient, dans le cas de l’Ukraine, un peu tardivement. Déjà en 2014, l’annexion de la Crimée par des forces prorusses appuyées par le régime Poutine représentait une lumière rouge quant aux visées expansionnistes de la Russie. Par conséquent, les fondations devraient être plus rapides à agir par la voie du désinvestissement.
Deuxièmement, promouvoir la paix
La paix est à l’image de la santé. On réalise à quel point elle est précieuse au moment où on la perd. En ce sens, on pourrait dire que la paix est une cause qui s’apparente à ce que le chercheur Taïeb Hafsi appelle une « cause invisible ». Dès lors, si nous voyons plusieurs fondations se mobiliser en temps de guerre, dans le but de répondre aux besoins urgents des populations affectées, elles sont moins nombreuses à travailler en permanence à promouvoir la paix ici comme ailleurs. La résurgence de la guerre en Europe est une occasion de rappeler l’importance des organisations qui se dévouent à cette cause au quotidien.
À cet effet, il est bon de dire quelques mots sur le Réseau pour la paix et l’harmonie sociale (RPHS). Mis sur pied en 2009, cet organisme regroupe des fondations philanthropiques[1], des individus, des acteurs institutionnels et corporatifs qui collaborent dans l’intention de faire régner un climat pacifique et inclusif au sein de nos communautés. L’organisme est engagé à promouvoir la paix, davantage au niveau local qu’à l’échelle de la géopolitique mondiale. Co-fondatrice du réseau, la Fondation de la famille Brian Bronfman (FFBB) est l’une des seules fondations qui, au Québec, a explicitement pour mission sociale de promouvoir la paix. « La Fondation mise sur la création d’une société paisible, non violente et équitable. Plus spécifiquement, elle offre son soutien pour la paix en action » peut-on lire dans son énoncé de mission. Cela se traduit, à titre indicatif, par un leadership fort au sein du RPSH.
À l’échelle internationale, interviennent aussi des organisations philanthropiques telle la Fondation Nobel. Chaque année, depuis 1901, cette fondation récompense des femmes et des hommes qui ont « apporté le plus grand bénéfice à l’humanité » dans les domaines de la physique, de la chimie, de la littérature, de la médecine et de la paix. Pour cette dernière catégorie, le prix vise à récompenser, selon les exprimées par feu Alfred Nobel, « la personnalité ou la communauté ayant le plus ou le mieux contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes, à la réunion et à la propagation des progrès pour la paix ». Concrètement cela comprend des projets ou des initiatives ayant eu un impact sur différents domaines : la lutte pour la paix, les droits de l’homme, l’aide humanitaire et la liberté.
Troisièmement, appuyer financièrement des médias et lutter contre la désinformation
Dans le conflit ukrainien, la situation de contrôle des médias et la nature des différents messages publicisés par l’État russe nous informent sur l’importance de supporter les médias indépendants qui luttent contre la désinformation et la propagande. Le 4 mars dernier, le gouvernement russe a adopté une loi qui prévoit des peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à quinze années pour toute personne – journaliste ou non – véhiculant des informations jugées mensongères sur l’armée[6]. Ainsi, dans les médias russes, ne parle-t-on jamais d’une invasion ou d’une guerre mais d’une « opération militaire spéciale » visant à « dénazifier » l’Ukraine. Les citoyen·ne·s qui descendent dans la rue pour manifester leur opposition à la guerre sont systématiquement arrêtés par la police. Amnesty International établit à 15 400 le nombre de dissident·e·s russes arrêté·e·s depuis le début du conflit. Antidémocratique, cette répression de la liberté d’expression et de la presse libre a pour objectif de museler tout débat public en ce qui a trait à l’implication de la Russie en Ukraine.
Si le peuple russe est la cible première de cette propagande, vigilance est de mise même au Québec et au Canada. Le Kremlin ne limite pas son travail de désinformation à son territoire intérieur, mais il agit aussi à l’international. Les stratagèmes employés pour construire une réalité alternative légitimant les actions militaires du régime Poutine ont démontré une certaine efficacité au Canada. Des influenceurs complotistes québécois ont relayé de fausses informations provenant des autorités russes, lesquelles suggèrent, sans preuve à l’appui, que l’Ukraine hébergerait des laboratoires de guerre biologique financés par les États-Unis. Avec les réseaux sociaux, la guerre de l’information ne connait plus de frontières et peut rapidement prendre une portée planétaire. Il est donc important de veiller à ce que notre écosystème médiatique ait les ressources et les capacités nécessaires pour y faire face et assurer une information de qualité au public. Le contexte géopolitique dans lequel nous sommes entrés réactualise la pertinence, pour les fondations subventionnaires, d’agir en appui aux médias traditionnels et indépendants tandis qu’ils traversent une crise de financement depuis plusieurs années.
Conclusion
La réponse de la philanthropie subventionnaire canadienne face aux impacts du conflit ukrainien n’en est encore qu’à ses débuts. Tandis que la guerre est beaucoup plus longue que prévu et risque d’en devenir une d’usure, les déplacements de la population ukrainienne ne cessent de prendre de l’ampleur. Selon les données fournies par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, ce sont déjà plus de 6,5 millions de personnes qui ont dû quitter leur lieu de domicile pour se réfugier dans une autre ville ou pour quitter l’espace national.
Le modèle préventif que nous avions identifié a été validé par le relevé exploratoire d’actions réalisées par des fondations canadiennes et québécoise en réponse à la crise humanitaire ukrainienne. Ce modèle nous éclairait sur l’importante (1) d’adapter les activités philanthropiques pour faire face à la crise, (2) de joindre les ressources des fondations aux efforts globaux, (3) d’accompagner les acteurs dans le travail requis par la phase post-crise d’intervention, et, (4) passer à un modèle préventif. Les actions décrites sont en réponse à la crise ukrainienne s’inscrivent principalement dans les domaines 1 et 2. Plus rares sont les actions déployées afin d’agir en mode préventif et, de façon évidente, les actions de reconstruction sont pour l’instant prématurées.
Dans cette optique, nous réitérons la nécessaire complémentarité des réponses dites usuelles et des réponses dites préventives. Le fait d’intensifier nos actions pour faire de notre société une société accueillante, harmonieuse, éclairée, libre et démocratique ne pourra que faciliter l’intégration des personnes réfugiées qui veulent reconstruire leur vie en se mettant à l’abri de la guerre et de la violence. Si, objectivement parlant, le pouvoir des fondations est limité par rapport aux pouvoirs de États, le travail qu’elles sont en mesure d’accomplir à différentes échelles pour renforcer le bien vivre ensemble est une façon non négligeable de renforcer la solidarité internationale.
This article is part of the special flash edition of May 2022 – War in Ukraine: The Role of Canadian Philanthropy. You can find more information here
[1] Les organisations philanthropiques membres du Réseau sont La Fondation de la famille Birks, la Fondation de la famille Brian Bronfman, la Fondation de la famille Claudine et Stephen Bronfman, la Fondation de la famille Paul Bronfman, Centraide du Grand Montréal, la Fondation Cole, la Fondation Alex & Ruth Dworkin, la Fondation canadienne des femmes, la Fondation du grand Montréal, la Fondation McConnell, la Fondation Michaëlle Jean, la Fondation Simple Plan et la Fondation familiale Trottier.
[2] Ce chiffre n’a toutefois pas été atteint durant la décennie des années 2000, notamment en raison des placements en actions, poussant à revoir à la baisse le montant des prix versés aux lauréats. En 2011, la Fondation avait dû serrer la vis pour restaurer ses finances, réduisant de 20% la récompense financière. Depuis, la Fondation Nobel a travaillé à renforcer sa situation financière. Ce qui a porté ses fruits puisque les sommes attribuées aux lauréats en 2020 ont été revues à la hausse.
[3] Le capital de la fondation Nobel est pour 50 % placé en actions, 20% en obligations et les 30 % restants sont des fonds alternatifs ou des biens immobiliers. (Rapport annuel 2019 de la fondation Nobel)
[4] L’ancien président américain Barack Obama avait fait don de ses gains de 1,4 million de dollars US à dix causes humanitaires allant de l’aide aux rescapés du séisme haïtien aux programmes d’éducation pour les minorités noire, hispanique et indienne aux États-Unis. Le don le plus élevé, 250.000 dollars US, est allée à l’organisation Fisher House, qui héberge les familles d’anciens combattants blessés pendant la durée des soins.
[5] Pour information, une autre tribune avait été signée en 2021 par une cinquantaine de prix Nobel et soutenue par le Dalaï-Lama. Dans le cadre de cette tribune, les signataires appelaient à mettre en marche des négociations mondiales en faveur d’une réduction des dépenses militaires et d’une reconduction de ces investissements vers un fonds mondial destiné à résoudre les graves problèmes de l’humanité (changements climatiques, pandémies, extrême pauvreté, etc.).
[6] Ces attaques à l’endroit de la presse affectent également les journalistes étrangers. Au moment d’écrire ces lignes, les bureaux de Radio-Canada à Moscou ont été fermés sous prétexte de représailles face à la décision du CRTC d’interdire la diffusion des chaînes Russia Today et RT France au Canada.