Irène Sesmaisons cumule plus de 20 ans d’expérience dans le management d’organismes à but non lucratif. Depuis 2016, elle est directrice de Efiscens, société de conseil spécialisée dans l’évaluation de projets de développement dans les pays d’Afrique de l’Ouest, ainsi que dans le renforcement de capacités des OSC basées en Afrique. Elle est également formatrice associée au sein de Bioforce Institute/Dakar. Irène est membre de l’AFECTI, du F3E, de l’EPRD, du collège d’experts de la Fondation Ensemble, du comité projets de l’Agence micro projets, du comité du CEPF, de l’International Advisory Council de SOS SAHEL, et du conseil d’administration Lega Pace. Elle est mentor/coach pour MakeSense Afidba, jury tremplins Unis Cités. Auparavant, elle a été notamment directrice du service subventions de Tostan au Sénégal, responsable du service société civile de l’Ambassade de France à Washington, directrice de la Fondation Ensemble, ou encore directrice adjointe d’Enda Maroc.
Les fondations jouent un rôle central dans le financement de l’action sociale sur le continent africain. Avec la crise de la covid-19, leur mobilisation a été sans précédent dans la réponse aux besoins urgents de la population à travers leur soutien aux organisations de la société civile et aux entrepreneurs sociaux. Cette entrevue est l’occasion de revenir sur les enjeux du secteur philanthropique en contexte africain francophone tels que perçus par des acteurs d’expérience.
Irène Sesmaisons, directrice de Efiscens, société de conseil spécialisée dans l’évaluation de projets de développement et le renforcement de capacités des OSC dans les pays d’Afrique de l’Ouest partage ses réflexions sur les caractéristiques, la dynamique philanthropique ou encore l’expansion de l’action philanthropique pour le changement social au bénéfice des familles et des communautés africaines.
Entrevue avec Irène Sesmaisons, Directrice de EFISCENS.
Par Lynda Rey
Lynda Rey (LR) : De par votre expérience de travail auprès de divers fondations dans l’espace francophone, que pouvez-vous nous dire sur les caractéristiques des fondations en Afrique?
«Dans l’espace francophone africain, on retrouve majoritairement les fondations reconnues d’utilité publique (FRUP) et les fondations d’entreprises. »
Irène Sesmaisons (IS): En termes juridiques on retrouve en général dans l’espace francophone africain les FRUP et les fondations d’entreprises. Ce sont des formes similaires à celles qui existent en France, mais la législation liée aux avantages fiscaux peut s’avérer plus floue.
En France, on distingue 8 types de fondations. Parmi elle, la fondation FRUP, reconnue d’utilité publique, peut collecter des fonds auprès du public et exige, entre autres obligations, la présence de membres du ministère de l’intérieur dans le conseil d’administration. Le fonds de dotation permet de créer un outil servant l’intérêt général beaucoup moins lourd administrativement. Certaines fondations peuvent devenir abritantes : la fondation Caritas, la fondation de France, l’Institut de France sont dans ce cas. Ces fondations, que l’on ne retrouve pas en Afrique, deviennent les gestionnaires des fondations abritées. Elles s’assurent que la fondation abritée agit dans l’intérêt général, mène des projets efficaces, etc.. Elles signent des contrats au cas par cas avec les entités qu’elles abritent.
LR : Avec votre expérience sur le continent africain, quelles sont vos perceptions sur la dynamique philanthropique sur le continent?
«Je crois qu’il faut faire de la sensibilisation auprès des dirigeants africains pour les amener à proposer des incitations fiscales liées aux dons effectués par les philanthropes et les fondations. »
IS : Bénéficier d’une solide philanthropie nationale revêt des avantages conséquents pour les acteurs de la société civile locaux. Cela devrait également intéresser la diaspora, très active, notamment au travers de ses associations dans les pays d’accueil. Rappelons que les transferts d’argent provenant de la diaspora (remittances) représentent une manne plus importante que l’Aide publique au Développement. Lorsqu’une Organisation Non Gouvernementale (ONG) au Sénégal obtient la reconnaissance d’utilité publique, cela devrait lui permettre de lever des fonds complémentaires auprès d’entreprises par exemple ou des particuliers. Pour cela, les autorités administratives du pays concerné doivent pouvoir s’appuyer sur une législation prévoyant la fiscalité en lien avec les donations effectuées. Si, en tant que donateur, vous n’avez ni la déduction fiscale ni un système qui médiatise les donations, cela restreint alors le champ des possibles.
LR : Au-delà de ces aspects, quelle est l’influence de la culture/des cultures sur la réalité philanthropique africaine?
«Il me paraît important de distinguer don et philanthropie. Le fait de donner de façon désintéressée dans la rue n’est pas à mon sens un acte philanthropique mais plus de charité (…). La philanthropie est un véhicule de changement de nos sociétés.»
IS: Généralement sur le continent africain francophone, lorsqu’on parle de philanthropie, on a tendance à l’associer au don, à la charité. En effet, certaines religions appellent les fidèles à « faire la charité ». Je pense qu’il faut distinguer don et philanthropie. Le fait de donner de façon désintéressée dans la rue n’est pas à mon sens un acte philanthropique. Si je prends l’exemple de la fondation Rockefeller, elle poursuit des valeurs qui lui sont propres. La philanthropie est alors un véhicule de changement dans une société. Les philanthropes « poussent des agendas » au service de l’intérêt général. En faisant la charité à une personne en situation de précarité de façon isolée, on ne change pas la pauvreté, on n’œuvre pas pour l’intérêt général. Les membres du Conseil d’Administration de la Fondation Ensemble s’interrogeaient sans cesse : est-ce qu’avec les actions menées, on change le monde? Cette question un peu utopique est l’illustration du fait que le philanthrope ou la fondation, au-delà des programmes financés, cherche un impact stratégique sur les domaines d’action privilégiés. La philanthropie participe aux réflexions nécessaires aux changements sociétaux. Elle est souvent source d’innovation. Le milieu de la philanthropie se fédère de plus en plus afin de capitaliser les bonnes expériences et participer à rendre la philanthropie plus stratégique. L’expérience m’a démontré qu’agir isolé revêt beaucoup moins d’impact sur les changements escomptés.
LR : On assiste à l’émergence de plusieurs milliardaires sur le continent qui créent des fondations à leur nom ou encore des fondations portées par la majorité des premières dames, que pouvez-vous dire sur leur influence et contribution au changement social?
«Le changement social intervient quand même beaucoup au travers des philanthropes qui y participent. Les philanthropes croient à l’intérêt général et participent en mettant leur fortune à contribution, convaincus de l’importance de modifier la société».
IS: Les fondations de premières dames opèrent majoritairement par des donations. Akon, milliardaire originaire du Sénégal et mécène, est un très bon exemple. Il vient d’inaugurer un immense projet, «Akon City ». Il met sa fortune au service du développement durable de son pays, son premier projet concernait l’énergie solaire puis il met en œuvre celui de cette ville durable. D’autres exemples sont connus : Emelulu Foundation et l’entreprenariat en Afrique de l’Est; Mo Ibrahim Foundation fait la promotion de la bonne gouvernance et son classement est très suivi. Les philanthropes, seuls ou au sein de fondations constitués, ont le souci de l’intérêt général et sont convaincus de l’importance de modifier la société.
Ce n’est pour autant pas un monde à part sans heurts ni troubles. Ils peuvent aussi être extrêmement critiqués comme c’est le cas pour la fondation Bill et Melinda Gates ou la Fondation Total.
LR : L’une des critiques faites aux fondations est associée au philanthrocapitalisme1 qui favorise l’optimisation fiscale au détriment de la justice sociale. Quelle est votre position là-dessus?
«Si la motivation pour créer une fondation est l’obtention d’avantages fiscaux, je n’y vois pas un problème. Ce qui est important ce sont les projets qu’elle mène à bien, au bénéfice de l’intérêt général»
IS : Je n’ai jamais compris ce genre de débats. Par exemple, Total agit dans l’exploitation pétrolière. Total pourrait se contenter d’appliquer la Responsabilité sociétale et environnementale (RSE) pour promouvoir la défense de l’environnement connaissant les conséquences de son activité. Ils ont décidé de créer en plus une fondation et de choisir comme domaine d’intervention principal la protection de l’environnement. Cela peut paraître aberrant et certaines ONG refusent de leur présenter des projets, mais l’important c’est l’impact que la Fondation Total obtient au travers des programmes financés. Si la motivation pour créer une fondation est l’obtention d’un avantage fiscal, je n’y vois pas de problème, ce qui est important c’est ce que véhicule la fondation, ses valeurs, sa mission, sa vision, ses principes d’actions, les partenaires avec lesquelles elle travaille, son professionnalisme etc.
En revanche, on peut être regardant vis-à-vis de fondations qui auraient des objectifs inavoués comme par exemple celles qui défendraient des intérêts de laboratoires, ou qui financeraient des technologies posant question et mettant à risque la population dite « bénéficiaire ». Excepté ces cas extrêmes, je ne vois pas de problèmes à ce qu’une fondation ayant une déontologie et une éthique correctes puisse agir au bénéfice de l’intérêt général. L’essentiel est de se préoccuper de l’effectivité des financements opérés par la fondation sur le terrain versus les incitatifs fiscaux accordés.
LR : Comment percevez-vous l’expansion future de la philanthropie en Afrique?
« Il y a une émergence d’une philanthropie qui vient en aide aux ONG et aux entrepreneurs sociaux, une philanthropie plus souple (…) très tournée vers l’économie sociale et solidaire. A mon avis, (…) cette forme d’intervention des fondations va être déterminante dans les années qui viennent»
IS : On voit beaucoup de projets se développer à l’initiative des philanthropes notamment tournés vers les femmes et l’entreprenariat comme Women in Africa.
Mon souhait serait que la législation puisse être assouplie en Afrique afin de favoriser le développement de la philanthropie africaine. Par exemple en France les fondations dites « distributives » ne peuvent pas octroyer de prêts, mais je pense qu’il faut assouplir les législations, permettre aux fondations d’octroyer des subventions, mais aussi des prêts, de prendre participation dans des entreprises sociales, tout en restant vigilant sur le fond : servir l’intérêt général. Au contraire de l’Afrique de l’Ouest, en Afrique de l’Est, il y a émergence d’une philanthropie qui vient en aide aux ONG et aussi aux entrepreneurs sociaux. Ces fondations peuvent leur octroyer des fonds de démarrage (seed funding) dont ils ont besoin, ou même des prêts. Ces nouveaux philanthropes inventent une philanthropie plus souple que ce qu’on voit dans certains pays d’Europe qui sont encore assez prudents, malgré des évolutions comme la venture philanthropy ou l’impact investing. A mon avis, si on met de côté les soutiens découlant des interventions humanitaires, les opportunités de financement qu’offrent les fondations pour les ONG et les entreprises sociales vont prendre de l’importance dans les années à venir. En tous cas c’est que je souhaite très fortement.
LR : Face à une philanthropie davantage orientée vers l’économie sociale et solidaire que vous appelez de vos vœux, comment les ONG vont-elles réagir?
IS: Le milieu du développement et de l’action humanitaire est à la croisée des chemins. La « localisation de l’aide » (Grand Bargain) va s’accélérer rapidement, et la crise Covid-19 aura été un puissant levier. Les grandes ONG internationales vont devoir (et elles ont déjà commencé à le faire) revoir leur mode d’intervention. Je pense que les acteurs de développement doivent nécessairement évoluer dans leurs pratiques, hybrider leur modèle économique. Avec la localisation, le développement d’une philanthropie nationale et la structuration des fonds issus de la diaspora, les réponses pourront être plus locales.
LR : Pour terminer, quel regard portez-vous sur la mobilisation actuelle des acteurs philanthropiques en ces temps de covid-19 sur le continent?
«Pendant la crise, quelques familles ont proposé de très importantes donations. Les entreprises ont également été très actives.»
IS: Pendant la crise de la covid-19, les entreprises ont été très actives, en donations surtout, ainsi que quelques grandes familles. Les associations issues des diasporas se sont également beaucoup mobilisées. Étant donné le manque de coordination et d’informations sur ces fonds transférés, il est difficile de quantifier l’impact de l’effort fourni spécifiquement pendant cette crise. Il faudra penser dans les années à venir à renforcer les capacités de ces organisations. Des réseaux commencent à émerger, ils doivent être renforcés, les bailleurs doivent leur donner les moyens d’agir durablement et efficacement, en réponse aux besoins identifiés.