Entretien avec Thierry Durand, Directeur général de Convergence action bénévole et du 211 [French only]

01 July 2021

Convergence: action bénévole

Entrevue avec Thierry Durand

Seconde partie  : Standardiser l’évaluation de l’impact social dans les Centres d’action bénévole

Par Charles Duprez, candidat à la maitrise en responsabilité sociale et environnementale à l’UQAM


Entretien Thierry DurandConvergence action bénévole est une organisation qui offre des services à la population et aux organisations du territoire de Chaudière-Appalaches. Plus spécifiquement, elle œuvre au niveau des services de soutien à domicile, de la prévention de la détresse psychologique, du soutien aux personnes atteintes de cancer et à leurs proches et offre de l’accompagnement technique et de la formation aux organisations du milieu. Convergence action bénévole développe des projets collectifs et travaille sur les enjeux de fond. Elle vise l’amélioration des services pour que la population visée puisse bénéficier des meilleurs services possibles.

Référence : https://www.benevoleenaction.com/a-propos/notre-cab

Trouvez le profil complet de Thierry Durand ici.

Retrouvez la première entrevue en cliquant sur ce lien.


Charles Duprez (CD) : Quels sont les principaux défis auxquels font face les Centres d’action bénévole (CAB) en ce qui a trait à l’encadrement des bénévoles ?

Thierry Durand (TD) : D’un côté, le principal défi est la pénurie de bénévoles. Toutes les organisations doivent s’ajuster et se posent des questions par rapport à la manière dont leurs activités peuvent perdurer malgré le manque de bénévoles. À titre d’exemple, elles se demandent si elles devraient continuer à travailler avec des bénévoles ou s’il serait plus judicieux de recruter davantage de professionnel·le·s. Les CAB sont identifiés comme étant des organismes innovants en matière de bénévolat, étant capables d’accompagner le milieu dans cette pénurie. Mais la pénurie de bénévoles exerce une grosse pression, car, dans les faits, nous n’avons pas tant d’avance que cela sur les autres organismes du milieu.

D’un autre côté, par rapport aux nouvelles réalités sociales, il y a le volet du soutien à domicile et son remaniement ces dernières années qui vient fortement impacter le fonctionnement des Centres d’action bénévole.

Enfin, l’État tend à financer de plus en plus les CAB en fonction de leurs services, à la carte, et non plus en fonction de leur mission de base. Cela crée une logique de financement par projet, laquelle peut nuire au développement des CAB et à l’atteinte de leur mission.

Le financement par projet montre de nombreuses limites. Se limiter à un projet et investir massivement dans ce dernier sur le court terme présente de grandes limites. Les organismes ont besoin de temps pour monter des projets et établir des liens de confiance, notamment lorsqu’ils sont en lien avec des personnes vulnérables. Si le financement n’est pas récurrent et permanent, le risque est de fragiliser les organismes communautaires. La relation devrait être davantage orientée autour des financements de base et non de financements spécifiques.

 

CD : En quoi l’accès à des outils d’évaluation permettrait de rendre les organismes plus performants pour faire face à ces nouvelles réalités ?

TD : Les outils d’évaluation permettent d’avoir une plus grande compréhension de l’allocation des ressources par rapport à l’effet recherché. Cela fait en sorte que tout le monde dans l’organisation sait que telle activité permet de générer tel effet. Cela peut permettre aux organisations de travailler sur les aspects les plus pertinents de leurs activités pour viser un meilleur impact : en termes qualitatif et non quantitatif.

Toutefois, il faut faire attention au terme de « performance ». Nous préférons celui « d’efficacité », car nous recherchons un meilleur impact, non une augmentation du volume. Les outils d’évaluation devraient permettre au personnel des organismes communautaires de bien mesurer, qualitativement et quantitativement, l’impact des actions qu’ils ont réalisées.

 

CD : Présentement, quelle est la position des CAB face à l’évaluation?

TD : Les organismes communautaires n’ont pas le choix de s’évaluer. Il s’agit d’une exigence liée au financement accordé par la majorité des bailleurs de fonds.

Cependant, ces derniers demandent de mesurer de mauvaises choses. Ils accordent par exemple beaucoup d’importance au nombre de repas distribués, au nombre d’appels passés…, alors que ces informations ne permettent pas de mesurer si nous avons réellement eu un impact sur la qualité de vie des gens.

Plusieurs bailleurs de fonds vont porter une grande importance sur le volet quantitatif de l’évaluation. Cette façon de concevoir l’impact est trop limitée. Elle ne permet pas de rendre véritablement compte de notre impact sur le vécu des personnes que nous assistons. Il est, selon moi, important de sortir de cette logique. Les demandes des Centraide (en général), bien qu’imparfaites, permettent déjà de faire un pas en avant puisque ces demandes nous obligent à réfléchir au pourquoi de nos activités.

 

CD : Selon vous, y a-t-il un appétit au sein de l’action bénévole québécoise par rapport à l’implantation de dispositifs visant à mesurer la performance des organisations ?

TD : Cette nécessité se retrouve dans toutes les organisations. En travaillant sur notre modèle d’évaluation, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait un réel besoin de poser des autodiagnostics dans nos organisations. L’intérêt est là, ce qui manque aujourd’hui, ce sont des ressources pour soutenir et accompagner le déploiement d’outils qualitatifs d’évaluation à grande échelle. On veut ultimement former l’ensemble des CAB, mais également l’ensemble des organismes communautaires.

Nous n’avons pour le moment pas d’autres partenaires et le projet repose encore trop sur nos épaules. Ce projet a été initié en 2015-2016. À l’époque nous nous étions rassemblés avec différents partenaires pour lancer le projet, mais nous avons finalement continué de le travailler seuls, à Convergence. Il faut donc désormais travailler pour formaliser l’outil et le rendre accessible. La prochaine étape c’est vraiment développer une approche pour qu’il soit autoporteur. Il importera aussi de former des personnes pour animer l’utilisation de l’outil et trouver du financement.

 

CD : Vous avez développé une vision de l’évaluation que vous nommez « modèle d’impact des intrants », de quoi s’agit-il au juste ?

TD : Le principe de l’évaluation de l’impact social est de permettre aux organismes de mieux comprendre leur influence et leur rôle dans les écosystèmes dans lesquels ils sont implantés tout en facilitant la culture de la collaboration.

Lorsqu’un organisme est capable de mieux comprendre les retombées de ses propres actions (en documentant par exemple quelles sont les ressources utilisées, quelles sont les activités générées, quel est l’effet produit et à quoi aboutit le cumul de ses effets, etc.), il lui est plus facile de présenter ses impacts et de se comparer avec d’autres organismes en fonction des enjeux collectifs à travailler.

La comparaison des données permet de s’inscrire dans une logique de réponse collective à un besoin large qui dépasse le périmètre exclusif d’un organisme. Cela permet d’élaborer des stratégies collaboratives à plus grande échelle, lesquelles auront tendance à être plus efficaces.

Dans les différents CAB, il y a beaucoup d’éléments communs et l’idée était de créer un modèle d’impact social générique pour l’ensemble des Centres. C’est ce que nous avons commencé à faire en développant l’idée d’un mode évaluatif que nous qualifions de « modèle d’impact des intrants ».

 

CD : Quels sont les besoins exprimés par les bailleurs de fonds en matière de collecte de données ?

TD : Pour les bailleurs de fonds, c’est clairement du volume qui est demandé, du quantitatif, comme je l’ai indiqué précédemment.

Ce que nous souhaitons, à Convergence, c’est de démontrer notre impact au plan qualitatif. Pour cela, nous devons être capables de capter ce type de données.

Par exemple, lorsqu’un CAB fait du soutien à domicile dans le but de permettre aux gens de vivre dans la dignité, il importe de pouvoir mesurer ce que signifie « vivre dans la dignité ».

Dans cette perspective nous utilisons une série de critères comme : la capacité de pouvoir se déplacer dans le milieu, avoir des besoins de base bien répondus, vivre de façon sécuritaire dans son logement, être capable d’avoir un réseau social qui facilite le maillage avec le milieu, etc. 

 

CD : Bien que cet outil soit justifiable d’un point de vue théorique, est-ce que, en pratique, les CAB possèdent les capacités organisationnelles pour faire de la collecte de données et évaluer leur impact ? Y a-t-il un risque que seuls les CAB avec suffisamment de ressources humaines et professionnelles soient en mesure de s’approprier cet outil ?

TD : Il est vrai que la majorité des CAB n’ont pas l’expertise et la compétence pour aller à ce niveau de profondeur. C’est pour cela que l’outil doit être autoportant et c’est d’ailleurs l’un des enjeux qui freine la diffusion du modèle. C’est aussi pour cela que nous avons abandonné à court terme la notion d’indicateurs pour nous concentrer davantage sur la notion de clarté stratégique qui est plus simple à aborder.

Il faut prêter attention à ce que les CAB puissent s’approprier l’outil et que celui-ci ne soit pas exclusivement pour les Centres qui auraient plus de ressources, car cela risquerait de créer des tensions entre les différents CAB, mais aussi auprès des bailleurs de fonds. En effet, le modèle pourrait permettre à certains CAB d’arriver à des conclusions qui soulèveraient des enjeux pour d’autres Centres qui ne seraient pas au même niveau de réflexion. Dans ce cas, cela pourrait aboutir à un débalancement dans la compréhension.

L’idéal serait d’embaucher un chargé de projet qui puisse former 100% du personnel des CAB pendant un an.

 

CD : Est-ce que ces données pourraient conduire à une hiérarchisation des CAB et, ce faisant, à une dévaluation de ceux qui sont moins performants ?

TD : C’est effectivement l’un des freins, mais il faut garder en tête que chaque CAB a ses spécificités et que tous les environnements sociodémographiques sont différents. Cela dit, il y a aussi la crainte qu’un bailleur de fonds reproche à certains CAB d’être moins performants. Mais c’est aussi à cela que sert l’outil : à se rendre compte, grâce à la comparaison, lorsque des activités de certains CAB sont moins performantes, tout en prenant compte des ressources financières et humaines. C’est en fait positif, car les CAB pourraient en profiter pour s’améliorer.

 

CD : Croyez-vous qu’il y ait un risque que certains acteurs perçoivent cet outil comme une tentative d’assimiler la gestion des CAB au type de gestion en vigueur dans les entreprises privées ? L’appropriation d’un esprit plus « entrepreneurial » ne risque-t-elle pas de dénaturer l’esprit du don et de solidarité qu’on associe généralement à l’engagement bénévole ?

TD : Au départ, nous l’avions nommé « outils de mesure de la performance », mais cela n’a pas été accepté, car trop connoté « entreprise privée ». L’idée de performance pouvait créer une pression fortuite sur les CAB. Nous avons donc changé le nom. Cela étant dit, nous présentons aussi cet aspect performance en expliquant aux organismes qu’ils doivent être capables de dialoguer avec les entreprises privées.

Le gouvernement est de plus en plus en phase avec le vocabulaire du privé tout comme les services de responsabilité sociale des entreprises qui utilisent ce langage. Nous devons donc utiliser ce vocabulaire. C’est donc un biais souhaité, mais tout l’enjeu est d’être en mesure de le garder sous contrôle, car améliorer notre impact ne veut pas dire faire plus de volume. Il va certainement falloir défendre cette distinction avec aplomb.

Nous pourrions faire le parallèle avec le secteur des arts et la culture qui a parié sur cet aspect dans les années 1970-1980 en faisant valoir l’impact économique de leurs activités. Cela a parfaitement fonctionné, trop même, puisque l’on justifie désormais la pertinence d’une activité culturelle artistique presque exclusivement en termes d’impact économique. La démarche était la bonne, mais ils ont perdu la main dessus.

Nous devons garder le contrôle sur notre propre discours, parler de qualité et non pas de quantité. Très concrètement, quand nous présentons nos organismes, nous voulons parler en premier de l’impact qualitatif et seulement à la toute fin (voire même parfois l’oublier) parler du volume. Il faut d’autant plus faire attention que les bailleurs de fonds ont tendance à normer les discours autour du volume, ils veulent quantifier le retour sur investissement pour chaque pièce donnée.

 

CD : Comment répondez-vous à d’éventuels détracteurs qui disent que l’évaluation de l’impact, de par son approche profondément quantitative, laisse de côté une diversité d’indicateurs qualitatifs qui ne sont pas moins importants à la réalisation de la mission d’un OBNL : avancement de la démocratie, production de liens sociaux et de solidarités, accroissement du bonheur et du bien-être général… ?

TD : Tout le projet vise de passer du quantitatif au qualitatif, car justement nous sommes trop sur du quantitatif. Maintenant, il faut trouver l’équilibre entre cette posture et les attentes des bailleurs de fonds.  L’obligation de reddition de compte vient des bailleurs de fonds, les organismes sont obligés de s’y plier pour recevoir des financements. Nous sommes contraints par nos bailleurs de fonds et il faut déconstruire leur conception de la reddition de comptes pour les amener à considérer différemment l’impact des activités des organismes communautaires. Faire connaître le modèle que nous avons développé pourrait justement faire avancer ces réflexions entre les acteurs de l’écosystème de l’action bénévole.