Par Isabel Heck[1] et Florianne Socquet-Juglard[2]
Le confinement dû à la Covid-19 nous a amené, comme de nombreuses organisations, à ajuster nos pratiques. Parole d’excluEs est une organisation indépendante créée en 2006 pour renouveler les pratiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Établie dans trois secteurs défavorisés de Montréal, l’organisation a développé un modèle d’action qui part des besoins exprimés par des personnes vivant en situation d’exclusion sociale et de pauvreté. Celui-ci permet de développer des positions et des projets collectifs visant à transformer le système économique et politique afin qu’il soit producteur d’inclusion et non d’exclusion. Les citoyens et citoyennes y participent pleinement en tant qu’acteurs, à côté d’intervenant.es et de chercheur.es. Depuis ses débuts, Parole d’excluEs est principalement financé par la Fondation Lucie et André Chagnon, tout en ayant bénéficié d’un soutien financier de différents paliers gouvernementaux. De nombreux projets ont émergé de cette démarche, allant d’actions ponctuelles jusqu’à la création de nouvelles structures, dans des domaines aussi différents que l’accès à l’alimentation, la santé, le vivre-ensemble, la lutte contre les préjugés, la fracture numérique[3], pour n’en nommer que quelques-uns.
En tant que chercheures intégrées au sein de l’équipe de Parole d’excluEs, nous documentons depuis quelques semaines les vécus de citoyen.nes à Montréal-Nord, où notre modèle est ancré depuis une dizaine d’années, ainsi que les pratiques des acteurs terrain en ce temps de crise. Comment travailler au développement du pouvoir d’agir, à la mobilisation des communautés dans ce contexte de confinement, où, de surcroit, la grande majorité des activités sont devenues virtuelles?
Des pratiques pour répondre à l’urgence
Depuis la mi-mars, notre équipe travaille en grande partie à distance et maintient son soutien direct aux citoyens. Elle développe des réponses avec des partenaires communautaires et institutionnels, comme par exemple l’initiative porte-voix, qui est une collaboration avec le Poste de quartier 39, la Fédération des travailleurs du Québec et le syndicat SCFP-Québec. Cette initiative, déjà transéfére à Côté-des-Neiges et St-Michel a pour objectif de s’assurer que les informations concernant la nécessité du confinement et les gestes barrières arrivent à tous les citoyens. Pour cela, Parole d’excluEs en lien avec la SPVM, a proposé d’utiliser un camion avec des hauts parleurs et de diffuser à Montréal-Nord les recommandations relatives au Covid dans plusieurs langues. En parallèle, une partie de l’équipe de Parole d’excluEs est en soutien à la coopérative Panier Futé pour distribuer des paniers d’urgence alimentaire gratuits (https://www.facebook.com/panierfutecoop/). Depuis la fin mars, Panier Futé a lancé́ ce type de paniers pour offrir l’accès à une alimentation saine aux familles dans le besoin. Ils s’inscrivent en complémentarité́ avec les services de dépannage alimentaire qui desservent la population sur une base régulière. Pour s’adapter aux conditions sanitaires, seulement trois bénévoles continuent d’aider la coopérative en plus des membres de l’équipe. La livraison des commandes alimentaires individuelles qui s’effectuait en temps normal dans des points de chute est désormais assurée à domicile. Enfin, les membres de l’équipe de recherche poursuivent leur travail pour documenter les conditions de vie et l’ajustement des pratiques sous la Covid-19 et mobiliser des connaissances pour alimenter les acteurs terrain.
Malgré les défis du confinement, Parole d’excluEs continue de rejoindre les personnes les plus vulnérables. L’équipe de mobilisation, en plus d’appels individuels et d’activités collectives en ligne, collabore étroitement avec des « citoyen.nes relais » qui sont les “yeux” du terrain et qui font le lien avec des personnes qui n’ont pas d’accès à internet ou à une ligne téléphonique. De nombreuses activités virtuelles en ligne ou par téléphone (comme des ateliers de nutrition, des groupes d’écoute, des causeries santé sur le confinement ou les gestes barrières ou encore des vidéos d’initiation au yoga sur chaise) sont organisées avec des partenaires à travers “l’Espace santé citoyen” créant ainsi des espaces d’échange et d’entraide entre pairs, de formation et d’accès à de nouvelles connaissances. Depuis l’aggravation de la crise dans le quartier, des membres de l’équipe prêtent aussi main forte aux efforts de distribution de kits sanitaires et de sensibilisation sur le terrain, portés par nos partenaires,
Les citoyens et les citoyennes ont rapidement développé des actions d’entraide et de solidarité dès que la pandémie s’est déclarée. Ils et elles sont allés-es chercher les courses de personnes qui ne pouvaient plus sortir de chez elle, ont distribué des repas à des familles, ont fait du référencement, du soutien moral… Ils évoquent ainsi l’importance de se sentir utile et de passer à l’action. L’impression de n’avoir jamais été « si près des autres même en étant aussi éloignés » illustre ces liens qu’ils et elles consolident. Un blogue (blogue à2m – https://a2metres.wordpress.com) vient d’être lancé pour faire entendre la parole des citoyens de Montréal-Nord.
Des enjeux systémiques qui demandent une intervention au-delà de la crise
Ces gestes de solidarité et la rapidité de réponse de nombreux acteurs terrain s’inscrivent dans un contexte où des réponses structurantes aux enjeux tardent à se concrétiser. Les échanges avec les citoyen.nes montrent en effet une cristallisation d’enjeux déjà centraux avant la crise : l’accès à l’alimentation et aux services de santé, les défis économiques, la fracture numérique, la stigmatisation des résidents de Montréal-Nord sont d’autant d’enjeux bien documentés avant la crise qui sont aujourd’hui accentués.
Ces enjeux structurels vécus par les citoyens-nes et exacerbés par la pandémie doivent être mis en lumière et amplifiés pour sensibiliser les autorités publiques et œuvrer à une réponse au-delà de la crise. Il serait urgent de commencer à réellement lutter contre les inégalités sociales de santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé et en améliorant l’accès aux soins des personnes qui les subissent. L’urgence serait aussi d’augmenter le revenu des plus vulnérables en mettant en place un projet pilote de revenu minimum garanti, d’améliorer la capacitation numérique des citoyen.nes qui sont à l’heure actuelle exclu.es de l’environnement numérique par la mise en place de bornes wi-fi universelles ou encore de tester des initiatives de lutte au chômage de longue durée comme le projet de territoires zéro chômeur en France. Il est fondamental de répondre à la crise actuelle, mais sans des actions structurantes pour réduire les inégalités sociales, on sera loin d’être à l’abri de crises futures. Il est important de se souvenir des défis tout comme des solidarités qui se créent, c’est sur ceux-ci que devra se bâtir la société de l’après covid-19.
Faucher O., L’accès inégal au Web dénoncé à Montréal-Nord, en pleine pandémie, 1er avril 2020, https://journalmetro.com/local/montreal-nord/2435092/lacces-inegal-au-web-denonce-a-montreal-nord-en-pleine-pandemie/
Klein, J.-L. & Huang, P. (2013). La lutte contre l’exclusion numérique et la revitalisation des collectivités locales : une étude de cas à Pointe-Saint-Charles, à Montréal. Nouvelles pratiques sociales, 26 (1), 84–101. https://doi.org/10.7202/1024981ar
Socquet-Juglard F., « Quand santé rime avec inégalités (1/2) », janvier 2020
Socquet-Juglard F., Introduction au revenu minimum garanti (1 / 2), mars 2019
Socquet-Juglard F., Partir des gens et des besoins de territoire pour éliminer le chômage de longue durée : une expérimentation innovante en France, décembre 2018
[1] Isabel Heck (Ph.D. en anthropologie) est chercheure à Parole d’excluEs et professeure associée à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse aux dynamiques et défis du changement social, et plus particulièrement aux processsus transformateurs pour réduire les inégalités sociales. Elle conçoit notamment des méthodes et modèles de recherche-action qui favorisent la co-construction des connaissances entre personnes en situation d’exclusion sociale, professionnels et chercheurs. Co-directrice de l’Incubateur universitaire de Parole d’excluEs, elle collabore étroitement avec le Centre de recherches sur les inégalités sociales (CRISES) et le Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales (CREMIS).
[2] Florianne Socquet-Juglard est agente de recherche au sein de Parole d’excluEs depuis 2015. Titulaire d’une maîtrise en sciences politiques de l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, elle a d’abord exercé dans le domaine de la démocratie participative en France avant d’intégrer l’équipe de Parole d’excluEs. Elle participe depuis 2015 à de nombreux projets de recherche-action portant sur les différents champs d’intervention de l’organisation et publie régulièrement sur le blogue de l’Incubateur universitaire de Parole d’excluEs.
[3] La fracture numérique désigne les inégalités entre les territoires et les individus dans l’accès et l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de communication. Elle concerne les personnes qui habitent dans des zones où le réseau n’est pas suffisamment performant, les personnes qui n’ont pas les capacités d’investir dans de l’équipement à domicile, et des personnes qui n’ont jamais été accompagnées dans l’usage des des outils multimédias et des services de l’internet. Des études révèlent que cet enjeu est un « amplificateur des fractures économiques, sociales et territoriales provoquées par des facteurs socioéconomiques ». (Klein & Huang, 2013)