Entrevue croisée de Rouguiétou Khady Sow et Aude Anquetil
Cette entrevue est réalisée dans le cadre d’un projet commun entre la Fondation panafricaine TrustAfrica, basée à Dakar et l’organisme sans but lucratif WINGS qui est une plateforme de mise en réseau des actrices et acteurs de la philanthropie au niveau mondial. Le projet a pour objectif de cartographier, grâce à une méthodologie participative, l’écosystème de la philanthropie en Afrique de l’Ouest. Par écosystème, nous entendons l’ensemble des acteurs, des pratiques et des règles qui régulent les interactions entre ses acteurs et les pratiques. Deux actrices importantes du projet nous présentent cette initiative qui a officiellement démarré en novembre 2021. Il s’agit de Rouguietou Khady Sow, associée de programme à la Fondation TrustAfrica et d’Aude Anquetil, coordinatrice de développement des écosystèmes WINGS.
Rouguiétou Khady SOW est une juriste spécialisée en droit international et titulaire d’un master en relations internationales. Elle a de nombreuses années d’expérience dans des organisations à but non lucratif et des compétences en diplomatie, relations étrangères, sécurité internationale, migration internationale et gestion de projet. Rouguietou travaille actuellement chez TrustAfrica depuis 2019. En tant qu’associée de programme, elle dirige actuellement des projets dans les programmes de philanthropie africaine et de développement équitable. Rouguietou a également travaillé en tant que consultante en philanthropie pour la Lilly School of Philanthropy de l’Université de l’Indiana sur le Global Philanthropy Environment Index (GPEI). Elle est la co-auteure de l’édition 2022 de GPEI consacrée au Sénégal. Elle est aussi auteur de l’article Working Towards a West african Philanthropy Support Ecosystem.
Aude ANQUETIL travaille chez WINGS en qualité de coordinatrice de développement des écosystèmes depuis novembre 2021. Elle est impliquée dans le renforcement des compétences dans le domaine de la philanthropie depuis 2008, et a occupé des postes divers allant de l’appui à la levée de fonds pour des organisations à but non lucratif en France au conseil philanthropique auprès de grands donateurs aux États-Unis. Après avoir travaillé dans un laboratoire d’innovation philanthropique dans la Silicon Valley sur le renforcement de la philanthropie locale, elle co-pilote actuellement deux projets de renforcement des écosystèmes philanthropiques en Afrique de l’Ouest et de l’Est en partenariat avec TrustAfrica et le East Africa Philanthropy Network, et dirige également un groupe de travail sur le partage des meilleures pratiques et la mesure d’impact pour les acteurs de l’infrastructure philanthropique.
Entrevue réalisée par Anaïs Del Bono, Doctorante à HEC Montréal, et Amina Wazoumi Ignanone, Doctorante à l’Université de Sherbrooke, toutes deux membres de l’Unité de Recherche sur la Philanthropie en Afrique du PhiLab.
« La philanthropie africaine est d’une richesse incroyable. Elle est caractérisée par une grande diversité de pratiques et d’acteurs. Aujourd’hui, les pratiques de solidarités fortement ancrées dans les cultures locales coexistent avec d’autres formes de générosité plus formalisées. »
Pouvez-vous présenter votre organisation ?
Rouguiétou Khady SOW : TrustAfrica est une organisation panafricaine qui cherche à renforcer les initiatives en Afrique relevant les défis les plus difficiles auxquels le continent est confronté. Nous travaillons principalement sur le renforcement de la démocratie et de la gouvernance démocratique, la promotion du développement équitable et l’avancement de la philanthropie africaine. Notre organisation est un partenaire des agents de changement du continent. Il s’agit des diverses organisations de la société civile, des groupes de réflexion de premier ordre et des mouvements sociaux dynamiques. Notre objectif est de soutenir l’engagement civique qui permet d’atteindre la justice, la responsabilité et le développement équitable en Afrique. En tant que catalyseur du changement, nous nous engageons à générer et à tester de nouvelles idées et nous nous efforçons de pratiquer la bonne gouvernance et de la promouvoir auprès de nos bénéficiaires.
Aude ANQUETIL : En ce qui concerne WINGS, nous pouvons le présenter comme un réseau mondial d’acteurs philanthropiques engagés pour que la philanthropie atteigne son plein potentiel en tant que catalyseur du progrès social. Le réseau comprend aujourd’hui près de 200 acteurs philanthropiques travaillant dans 60 pays. WINGS travaille depuis plus de 20 ans avec des partenaires à travers le monde pour promouvoir l’importance des écosystèmes de soutien à la philanthropie afin que ceux-ci permettent une collaboration fluide entre acteurs, une meilleure mobilisation des ressources locales et internationales et la diffusion des connaissances. L’objectif est de permettre la réalisation du plein potentiel de toutes les formes de ressources privées pour le bien commun.
Comment a démarré la collaboration entre WINGS et TrustAfrica sur les questions de la philanthropie en Afrique ?
Rouguiétou Khady SOW et Aude Anquetil : TrustAfrica et WINGS sont deux organisations engagées depuis de nombreuses années à promouvoir le développement de la philanthropie à travers le monde, et en particulier sur le continent africain. Les deux organisations ont commencé à discuter d’une collaboration plus rapprochée en 2018, en marge d’une conférence organisée par l’Africa Philanthropy Network. Nous avions identifié un besoin : celui de mieux comprendre l’écosystème de soutien à la philanthropie en Afrique de l’Ouest, et en particulier dans les pays francophones, moins représentés et moins actifs dans les réseaux philanthropiques panafricains. Les discussions se sont poursuivies lors d’une réunion organisée à Paris, en 2019, par le European Foundation Center sur le thème “The current state of African philanthropy and the organizations that support it”, avec notamment l’appui de la Fondation de France qui a exprimé son intérêt à soutenir ce type de projet.
Quels sont les objectifs de votre collaboration et les impacts attendus au regard de la philanthropie en Afrique de l’Ouest ?
Rouguiétou Khady SOW et Aude Anquetil : La philanthropie africaine est d’une richesse incroyable. Elle est caractérisée par une grande diversité de pratiques et d’acteurs. Aujourd’hui, les pratiques de solidarités fortement ancrées dans les cultures locales coexistent avec d’autres formes de générosité plus formalisées, avec l’essor des fondations d’entreprises et des fondations familiales, le nombre grandissant de particuliers fortunés et la hausse de l’investissement à impact social. La classe moyenne africaine connaît également une des croissances les plus rapides au monde. Au vu de la puissance des formes de solidarité communautaire et informelle qui existent aujourd’hui à travers tous les pays de l’Afrique de l’Ouest, il y a un besoin impératif de mieux comprendre l’écosystème des acteurs qui travaillent à soutenir et à continuer à faire grandir la philanthropie locale. De plus, comprendre le paysage philanthropique ouest-africain a pour visée de coordonner les efforts des philanthropes et des bailleurs sur le terrain, et de créer des synergies avec d’autres secteurs (privé et gouvernementaux). L’objectif est de catalyser les ressources nécessaires afin d’atteindre les objectifs du développement durable (ODD) tels qu’énoncés par les Nations Unies.
L’idée de ce projet est non seulement de prendre une meilleure mesure de la diversité du paysage d’acteurs qui travaillent à soutenir et faire grandir la philanthropie locale, mais également de mettre en lumière le travail critique que ces acteurs accomplissent, afin de le rendre plus visible auprès des bailleurs de fonds et fondations locales. En effet, les acteurs de l’infrastructure philanthropique en Afrique sont aujourd’hui très largement soutenus par des financements étrangers. Pour créer les conditions de pérennité de ces structures essentielles au développement des territoires, les acteurs philanthropiques africains doivent agir aux côtés et en complémentarité avec les bailleurs internationaux. L’écosystème pourra donc grandir, se renforcer, et évoluer tout en étant ancré dans une meilleure connaissance des acteurs locaux, et des besoins des communautés qu’il vise à soutenir directement.
Le but ultime du projet est d’engager les réseaux de philanthropie, les organisations de soutien, les bailleurs de fonds et autres acteurs pertinents, dans un processus participatif, afin de mieux comprendre le paysage local de l’Afrique de l’Ouest et de poser ensemble les bases d’un environnement philanthropique plus favorable. Il s’agit aussi de comprendre les parties prenantes et leurs relations mutuelles, d’identifier les défis et les opportunités du secteur, et d’élaborer une feuille de route pour un développement autonome et durable de la philanthropie régionale.
Quelles sont les premières leçons ou apprentissages que vous tirez de ce projet ?
Rouguiétou Khady SOW et Aude Anquetil :
Parmi les leçons tirées de ce projet pilote (toujours en cours), quelques-unes ressortent tout particulièrement.
Premièrement, malgré la grande diversité des contextes (six pays étudiés : Nigeria, Sénégal, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Bénin, Togo), certains défis et barrières à développer le secteur sont communs. Il s’agit notamment de l’envie forte de mieux documenter les pratiques philanthropiques communautaires et locales, l’intérêt à travailler au niveau réglementaire et légal pour permettre de créer des conditions plus favorables à l’essor de la philanthropie, l’envie de trouver plus d’espace d’échanges et de collaboration pour avoir une voix régionale plus forte et une puissance d’action plus grande. Il a également été identifié le besoin critique d’inclure le secteur privé et les gouvernements dans ces échanges, pour aligner les visions et trouver des pistes de travail communes.
Deuxième leçon tirée de ce projet : une volonté à vouloir reconnaître et faire coexister des pratiques philanthropiques – et par extension des acteurs en soutien à ces pratiques – très divers. Bien que les expressions les plus répandues de solidarité à travers l’Afrique de l’Ouest soient “informelles” au sens d’échanges de personne à personne, souvent en dehors de sphères organisationnelles et sans intermédiation, il y a aussi une appétence forte à capter des ressources grandissantes venant du secteur privé sous la forme de collaborations avec les fondations d’entreprises, les fondations familiales, les particuliers fortunés et les acteurs du développement. Les réflexions en termes de renforcement du secteur couvrent donc un univers de pratiques très large. Alors que la méthodologie développée par WINGS se focalise sur les acteurs en soutien à la philanthropie (philanthropy support organizations), la nature des acteurs de l’écosystème en Afrique en faveur la solidarité est bien plus large et diverse.
Enfin, les visions partagées lors des groupes de travail ont révélé une volonté partagée d’engager une marche vers la création d’une plateforme commune inclusive dont le but serait de renforcer l’écosystème de soutien à la philanthropie dans la région, ce qui nous encourage grandement à développer plus ce projet.
Cet article fait partie de l’édition spéciale de novembre 2022. Vous pouvez trouver plus d’informations ici