Éléments de contexte
« L’Europe n’est pas préparée à l’augmentation rapide des risques climatiques » avertit en mars dernier l’Agence Européenne pour l’Environnement[1]. Alors que la crise climatique a des effets visibles en France comme partout dans le monde, la recherche s’accorde pour dire qu’il y a urgence à agir pour éviter des impacts encore plus catastrophiques des dérèglements climatiques sur les populations et la planète. C’est dans ce contexte, et pour inviter le secteur philanthropique dans sa globalité à s’emparer des enjeux environnementaux, qu’a été conduite cette étude. Elle a été réalisée par Anne Monier et l’équipe de l’Observatoire Philanthropie et Société de la Fondation de France (Anne Cornilleau et Kristy Romain, avec la collaboration de Maja Spanu et Juliette Malbrel, et l’aide de Meriem Trabelsi). Elle est le fruit d’un an de travail, et s’appuie sur des méthodes mixtes, qualitatives (13 entretiens avec des fondations et fonds de dotation, ainsi que deux focus group de 4 et 5 personnes) et quantitatives (données extraites de l’enquête nationale sur les fondations et fonds de dotation en France menée par l’Observatoire en 2023).
L’esprit de l’étude
Pour présenter succinctement l’esprit dans lequel a été conduite cette étude, cinq points peuvent être soulignés.
Tout d’abord, l’étude vise à penser conjointement enjeux sociaux et environnementaux. Les rapports du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) insistent sur la nature anthropique de la crise environnementale : ce sont les humains et leurs activités qui ont causé ces dérèglements – notre manière d’habiter, de manger, de produire, de nous déplacer etc. – et il est donc nécessaire de transformer le fonctionnement de nos sociétés pour faire face à cette crise. La transition environnementale ne peut se penser qu’en comprenant cet aspect humain et social.
En outre, l’étude vise à offrir un changement de perspective : l’idée est d’aller au-delà d’une vision circonscrite de la philanthropie environnementale (comprise comme les financements des fondations pour lutter contre les dérèglements climatiques) pour développer une vision systémique, et en particulier comprendre comment les différents crises (environnementale, sociale, économique, démocratique etc.) sont liées et appellent à un changement profond et structurel de nos sociétés.
D’autre part, l’étude souligne l’importance d’une transition juste, dans la lignée des conclusions du GIEC. La recherche scientifique montre que les personnes défavorisées sont à la fois 1) les moins responsables des émissions – 48% des émissions de gaz à effet de serre sont le fait des 10% les plus riches de la population mondiale[2], 2) les personnes les plus touchées par les effets des dérèglements climatiques 3) et les moins à même d’y faire face, par manque de ressources. Il s’agit là d’une triple inégalité, inégalité qui existe tant entre pays (et notamment entre pays du Nord et pays du Sud) qu’à l’intérieur d’un même pays.
De plus, cette étude s’inscrit dans un contexte international, où depuis les années 2020 des coalitions de fondations pour le climat ont été créées, d’abord au Royaume-Uni (en 2019), puis en France et en Espagne (en 2020), ensuite en Italie et au Canada (en 2021), et enfin à l’échelle européenne avec Philea et au niveau international avec Wings. Ces coalitions ont créé un mouvement international qui encourage toutes les fondations, quelle que soit leur mission sociale, à intégrer les enjeux climatiques à leur stratégie, et ce de manière holistique – à travers leurs financements, mais aussi leurs investissements, leur politique de ressources humaines, leurs opérations etc.
Enfin, l’étude se fonde sur des connaissances scientifiques pluridisciplinaires, en s’appuyant sur les travaux du GIEC mais aussi d’autres travaux, notamment en sciences sociales, souvent peu mobilisées pour parler de transition environnementale, alors que les sciences sociales sont clés pour comprendre et faire face à cette crise.
Les idées clés de l’étude
Les questions qui nous ont guidés sont les suivantes : de quelles manières la philanthropie française s’empare-t-elle actuellement des sujets environnementaux ? Quelles transformations sont ou peuvent être envisagées pour que le secteur puisse développer une philanthropie de transition juste ?
La première partie esquisse quelques repères pour un état des lieux de la philanthropie environnementale en France. De manière générale, la philanthropie environnementale[3] est très minoritaire dans la part des financements philanthropiques : elle représenterait 2% des financements globaux, 5% des financements européens et 3 % des financements français. En France, les enjeux environnementaux représentent un financement minoritaire mais en progression. On observe aussi qu’il existe une variété de profils parmi les fonds et fondations qui ont des activités dans le domaine environnemental, avec une représentation un peu plus marquée des fondations d’entreprise. Enfin, un certain nombre d’acteurs disent avoir pris conscience de l’urgence de la crise, et ce d’autant plus que ses effets deviennent de plus en plus visibles au quotidien sur le terrain pour les fondations et leurs bénéficiaires.
La deuxième partie s’intéresse aux stratégies, enjeux et défis de la transition environnementale pour la philanthropie. Si la conscience de la crise est commune, les visions sur la manière d’aborder le problème et sur les solutions à apporter sont diverses. L’étude souligne que l’un des défis de la transition est de pouvoir penser de manière conjointe enjeux sociaux et environnementaux, tout en sortant de l’approche en silos pour développer une conception transversale des différents enjeux. S’il est très difficile de connaître les flux de financements (qui finance quoi ?), quelques actions transversales sont évoquées, dont trois sont explorées dans l’étude : le soutien à la production et la diffusion des connaissances ; l’importance d’articuler les différentes échelles et le rôle clé des territoires ; le soutien à la création d’espaces et de modèles de société alternatifs. La transition suppose également une transformation des pratiques internes des fondations, tant en termes de ressources humaines, que de fonctionnement ou d’investissements, ce dernier sujet étant complexe mais crucial, qui pose la question de l’alignement pour les fondations de leurs investissements et de leur mission sociale.
La dernière partie interroge la manière dont la philanthropie pourrait participer à la transition juste et les implications pour le secteur. La justice sociale suppose, entre autres, de considérer les populations les plus fragiles mais aussi ne pas imposer des façons de faire ou de penser : elle renvoie aux inégalités mais aussi aux rapports de pouvoir. Edouard Morena[4] définit ce qui pourrait constituer une « philanthropie de transition juste », notamment 1) une philanthropie systémique qui comprend l’interconnexion entre les crises, 2) une philanthropie consciente et non élitiste qui est prête à changer ses pratiques, 3) une philanthropie engagée pour la justice sociale qui est prête à prendre des risques. Selon cette définition, la philanthropie de transition juste appelle au développement de relations plus horizontales basées sur la confiance, avec des financements pluriannuels et non restreints mais aussi une écoute active des associations et une prise en compte de leurs savoirs et expériences et savoirs, tout en interrogeant la pertinence de l’évaluation d’impact, qui peut parfois constituer un frein à l’adoption d’une perspective systémique de transition juste. L’étude mentionne aussi la nécessité de développer des collaborations et de coordonner les efforts au sein du secteur mais aussi entre le secteur et d’autres acteurs, dans une perspective multi-acteurs. La dernière sous-partie de l’étude interroge la possibilité de l’émergence d’une philanthropie plus engagée, dans un contexte où les acteurs philanthropiques ont tendance à revendiquer leur « neutralité » ou « apolitisme ». Face à l’ampleur de la crise climatique, la réduction des espaces démocratiques, la montée des inégalités et l’accroissement des tensions sociales et politiques, en France et dans le monde, les fondations réfléchissent à la nécessité de s’inscrire dans une perspective plus engagée pour défendre un modèle de société juste, durable et démocratique. La philanthropie de transition juste suppose d’accompagner le changement de système pour une transformation profonde et structurelle de nos sociétés.
Le rapport se termine par des propositions ainsi que des références pour aller plus loin.
[1] European Environment Agency, Press release, « Europe is not prepared for rapidly growing climate risk”, 11 March 2024
[2] Chancel L. (2021). « Climate Change & the Global Inequality of Carbon Emissions (1990-2020) » World Inequality Database Report
[3] La philanthropie climatique renvoie aux financements des fondations (grant-making) vers des organisations ou projets visant à lutter contre les dérèglements climatiques.
La philanthropie environnementale repose sur la même logique mais intègre, au-delà du climat, des enjeux plus larges, comme ceux de la biodiversité, de la pollution de l’air, de la préservation des ressources etc.
[4] Edouard Morena, « Beyond 2%”: from climate philanthropy to climate justice philanthropy » Edge Funders Alliance, UNRISD, 2021