« Si le milieu communautaire n’avait pas été au rendez-vous, Montréal se serait effondrée », c’est par cette forte assertion de Claude Pinard, Président et Directeur général de Centraide et ancien Directeur exécutif de la Fondation Mirella et Lino Saputo, qu’André Pratte débute son court essai intitulé « les anges oubliés ». L’auteur, ancien Sénateur et journaliste de renom à La Presse, se livre d’un même geste à un bel hommage et à une analyse des processus ayant mené à la production de plans d’action communautaire lors de la COVID-19, au Québec. Rappelons que ces plans avaient pour objet de venir en aide aux plus vulnérables et faciliter ainsi leur accès aux dispositifs de santé et à la vaccination.
Dans son ouvrage, André Pratte met en lumière le rôle essentiel du Consortium COVID Québec dans la lutte contre les effets du virus. Le consortium regroupait initialement les fondations Trottier, Mirella et Lino Saputo, Molson et Jarislowsy. L’auteur montre comment leur approche, fondée sur une écoute attentive des besoins émanant du terrain, et leurs modalités simplifiées de financement ont soutenu un réseau de solidarité qui a permis d’aider des dizaines de milliers de personnes en plein cœur de la crise. Au total, c’est près de 12 millions de dollars qui ont été versés par le Consortium pour la lutte contre le virus, principalement dans la région de Montréal.
Se basant sur près de 70 entretiens menés auprès d’acteurs clés des projets financés par le Consortium (professionnel·le·s de l’action communautaire, leaders d’opinion, représentant·e·s d’organisations clés tels la Croix-Rouge, le CIUSS, acteurs politiques et représentant·e·s de fondations), l’auteur propose une lecture en cinq temps de cette collaboration originale et fructueuse et de ses effets concrets sur la vie des personnes.
Description de l’ouvrage : de la naissance au déploiement des plans d’action communautaires
Dans un premier temps, André Pratte revient sur la naissance du Consortium, s’attachant à décortiquer le rôle des Fondations privées québécoises et montrant leur volonté de répondre à l’urgence en embauchant un professionnel de la gestion de crise humanitaire dont le rôle a été déterminant dans l’initiative portée par les fondations. Il insiste notamment sur le manque de plans d’urgence tant au niveau du secteur communautaire que de celui du gouvernement provincial au moment où la COVID-19 frappe durablement le Québec. Il réaffirme un constat déjà bien présent dans le milieu de la gestion des crises humanitaires : la clé de la résilience dans les crises, c’est bien la capacité de mobiliser rapidement le secteur communautaire, lequel bénéficie d’une grande relation de proximité auprès de la population.
Après avoir détaillé le fonctionnement des plans d’action financés par le Consortium, André Pratte dresse, dans un second temps, un constat saisissant sur la solitude et la précarité de milliers de personnes rencontrées au cours de l’activité « porte-à-porte » mise en place par les plans d’action. Les membres de ces brigades – héros trop vite oubliés de la pandémie – ont été confrontés à la dure réalité du vécu invisibilisé et « derrière la porte ». Ils sont parvenus à la fois à apporter un soutien salutaire aux personnes en situation de vulnérabilité (par l’apport d’information, de nourriture, etc.), mais aussi à faire remonter de précieuses informations afin de bien orienter les stratégies d’aide et de vaccination des CIUSS et des organismes de santé publique.
Par le truchement d’entrevues, André Pratte nous renseigne sur les enjeux du terrain, les blocages rencontrés (par exemple la désinformation, le manque de ressources, etc.) et la manière dont les brigades du porte-à-porte sont parvenues à les contourner. Il ressort ainsi de précieux apprentissages, comme l’importance de passer par des leaders d’opinion – par exemple des leaders religieux – pour rejoindre certaines communautés en dehors des canaux de communications traditionnels.
Dans un troisième temps, l’auteur pose une question crispante. Une fois les pires moments passés de la crise et fort des démonstrations découlant des actions menées par le Consortium et les acteurs mobilisés autour de plans d’action, pourquoi le gouvernement n’a pas appris de cette expérience en prenant le relais dans le soutien à accorder pour pérenniser la production de plans d’action.
En effet, malgré des rencontres auprès de membres du gouvernement, l’envoi de lettres ouvertes et autres stratégies, les fondations ne sont pas parvenues à convaincre le gouvernement de répondre aux appels de prolongation des financements qui lui étaient adressés.
Aussi perplexe qu’une grande partie de ses interlocuteurs ou interlocutrices, André Pratte avance différentes hypothèses allant de la crainte du gouvernement de financer un programme sans en avoir un contrôle exclusif, à la mauvaise stratégie de communication et de lobbying mise en place par les fondations, ou encore, aux risques politiques de financer des projets issus de l’initiative privée qui pourraient être mal vus par les fonctionnaires et une partie de la classe politique.
Ce manquement a eu des conséquences sur le Consortium et les projets mis en place. Au sein du Consortium, une fondation s’est retirée. Elle estimait qu’une fois la démonstration faite sur l’utilité des plans, il revenait au gouvernement de prendre le relais.
« Le retrait des fondations et le refus de Québec de prendre le relais ont fait en sorte que la plupart des initiatives lancées par les groupes communautaires pour lutter contre la pandémie ont dû être abandonnées, faute de moyens. C’est le cas, notamment, des fameuses brigades, quoique certains quartiers tentent de les pérenniser » (Pratte, p. 85).
Dans un quatrième temps, André Pratte renseigne sur les différentes méthodes d’évaluation des retombés concrètes des plans d’action pour les personnes concernées. Citant pêle-mêle une étude scientifique (celle de l’ÉNAP) et des opinions de « gros bon sens » glanées auprès d’acteurs du terrain, il expose de manière nuancée les effets positifs de différentes natures de ces initiatives, tant au niveau de la couverture vaccinale que des synergies misent en place entre les acteurs qui se sont organisés en « communautés de pratiques ». L’auteur en tire alors des conclusions intéressantes sur l’importance de prolonger ces types de plans d’action et de collaborations, ce qui pourrait améliorer la résistance aux chocs et aux crises à venir, tout en favorisant la fluidité des interventions au sein du secteur communautaire.
Enfin, dans un cinquième temps, avant d’énoncer des recommandations, il dégage les différents apprentissages à tirer pour le secteur communautaire et pour les fondations. Pour André Pratte, il est ainsi évident que les fondations devraient poursuivre leurs efforts de collaboration pour agir plus efficacement à la solution de problèmes communs. Ces collaborations favorisent la coordination des actions et permettent de s’attaquer avec plus d’efficacité, d’efficience et de pertinence aux enjeux de fonds.
Faire en sorte que l’action conjointe du secteur communautaire et philanthropique ne tombe pas dans l’oubli
Se faisant la voix d’une partie du secteur communautaire, l’auteur exprime la crainte que l’après-COVID endorme progressivement cet effort de collaboration. Car est bien là tout l’enjeu :
« faire en sorte que les Québécois gravent dans leur mémoire collective ce grand effort communautaire qui a permis de sauver des vies et qui a aidé des milliers de gens à traverser la pandémie de COVID-19 un peu plus facilement. Cette corvée a généré des leçons – pour l’État, pour le milieu communautaire, pour les fondations –, des enseignements qui devraient amener la société québécoise à changer sa façon de prévenir et de gérer les crises, actuelles et futures, sanitaires et sociales » (p. 141).
Au-delà de l’hommage dûment rendu aux « anges méconnus » qui « méritent notre admiration et notre reconnaissance », cet ouvrage, très riche, nous renseigne avec rigueur sur la mise en place et la pérennisation d’un type réussi de collaboration. L’ouvrage témoigne aussi – et c’est là la principale force de cet essai – de l’appréciation de cette collaboration par le milieu communautaire.
Au PhiLab nous avons réalisé une importante étude sur la mise en place du Consortium COVID Québec[1]. Cette recherche limitait son regard au travail fait par les fondations elles-mêmes et manquait un double éclairage : celui venant du secteur communautaire et celui venant du gouvernement.
La qualité des citations dans l’ouvrage d’André Pratte nous renseigne allègrement sur l’éclairage communautaire. Il demeure que ce sentiment positif à l’égard du financement de fondations demeure spécifique à une expérimentation singulière. Pour le second éclairage – les relations avec le gouvernement – il semble ici que l’auteur fut contraint par les non-réponses des membres du gouvernement à ses sollicitations, à l’exception toutefois de la ministre responsable de la métropole, Chantal Rouleau.
En conclusion, l’ouvrage d’André Pratte met habilement en relief le rôle, parfois contesté, mais pourtant essentiel, des fondations philanthropiques privées dans le tissu social québécois, notamment dans le secteur de la santé. Les travaux du Consortium ont démontré la grande agilité du secteur pour apporter une réponse à l’urgence en contexte de crise.
Si le risque, pointé par certains acteurs, est que l’action des fondations renforce le désengagement de l’État, reste que ces fondations ont la capacité de mobiliser des ressources et véritablement faire la différence sur le terrain.
Reste alors à savoir comment articuler le rôle des pouvoirs publics avec celui des fondations, mais aussi comment ces dernières pourraient donner aux organismes communautaires un rôle plus actif dans leurs prises de décision pour réduire l’asymétrie de pouvoir et en faire de véritables partenaires. Sur ce point, le fonctionnement du Consortium et des plans d’action communautaire a ouvert la voie à une nouvelle manière de penser le secteur philanthropique. Espérons simplement, comme le souligne André Pratte, que ces initiatives ne tombent pas dans l’oubli.
[1] Voir par exemple le cahier de recherche paru en 2021 sur ce sujet : https://philab.uqam.ca/wp-content/uploads/2022/02/Consortium.pdf ; mais aussi une première étude publiée en 2020 https://philab.uqam.ca/wp-content/uploads/2021/01/Consortium_V1.pdf ; ou encore le chapitre de livre suivant : Duprez, C., Fontan, J.-M. et Veronneau, F.-A. (2022). Le Consortium philanthropique COVID Québec : émergence d’une collaboration préventive en temps de crise. Dans État des lieux sur la philanthropie subventionnaire québécoise. Presses de l’Université du Québec. ISBN : 9782760556959.