Les trois horizons de la réponse philanthropique au Québec : chronique des cinq premières semaines de COVID-19

Par Nancy Pole , Chercheure
23 avril 2020
Cet article fait partie du Hors-Série#1 de l’Année phiLanthropique 2020
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Photo by Neil Thomas on Unsplash

 

 

9 avril 2020

Depuis un peu plus de cinq semaines, face à la crise de la Covid-19 nous assistons à une mobilisation sans précédent des secteurs sans but lucratif et philanthropique à travers le Québec et le Canada ainsi qu’à l’international. Les fondations mettent à disposition leurs atouts uniques – leur autonomie et leur marge de manœuvre, leur proximité du terrain et leur pouvoir rassembleur — et montent leur réponse en appui aux acteurs de la société civile, en recherchant une complémentarité avec les mesures prises par les pouvoirs publics.

Dès le début de la crise, les membres du Collectif des fondations, ainsi que des alliés d’autres réseaux de fondations au Québec, souhaitent s’assurer que leur réponse soit la plus pertinente possible en tenant compte des réalités et des besoins des plus vulnérables de notre population. Elles prennent à cœur les principes directeurs d’action lancés par les grands réseaux canadiens d’infrastructure philanthropique ainsi que par des réseaux à l’international.

Dans les premiers jours suivant le début de la crise, plusieurs fondations ont exprimé le besoin d’avoir un espace pivot en ligne où elles pouvaient se recueillir, relayer des informations sur la réponse qu’elles organisent, partager des questions et échanger sur des enjeux qui émergent. Depuis le 20 mars dernier, les membres et les employés d’environ 25 organisations différentes sont présents dans un canal Slack dédié à ce partage d’informations. À partir de cet espace d’échange et une série de communications de suivi avec certaines de ces fondations, nous avons une vitrine sur les actions de près d’une quinzaine de ces fondations québécoises en réponse à la crise.

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La réponse de premier horizon 

Depuis le début de la période de crise, les fondations ont d’abord cherché à assurer la continuité de leur présence auprès des organismes et des communautés qu’elles soutiennent.

Il s’est agi dans un premier temps de rester en contact et à l’écoute des organismes et des communautés, et de maintenir une communication proactive concernant les positions et les mesures qu’elles prennent.

Les effets de la crise se sont rapidement fait ressentir chez les organismes communautaires – capacité réduite d’opérations, demande accrue de la part des personnes vulnérables, besoin d’adapter rapidement leurs services, baisse de leur capacité de générer des revenus et pressions sur leur flux de trésorerie.

Collectivement, les fondations québécoises ont été sollicitées par les grands regroupements intersectoriels du secteur communautaire pour :

  • Maintenir le financement des organismes, sans obligations de résultats.
  • Faire preuve de souplesse dans la reddition de comptes à venir, notamment en prolongeant les délais, et de faire de même pour les procédures de dépôt de demandes.
  • Mettre en place des mesures financières d’urgence accessibles à tous les organismes qui en font la demande, pas seulement les services de première ligne.

Sensibles aux réalités des organismes, toutes les fondations assurent une continuité dans leurs versements. La plupart ont assoupli les normes ou les restrictions imposées sur les subventions ou les dons existants aux organismes, en laissant par exemple les organismes convertir des montants accordés pour un projet spécifique en financement flexible afin de répondre à des besoins pressants. Plusieurs allègent ou suspendent les exigences liées à la reddition de compte.

Certaines fondations devancent les paiements, si leurs moyens le permettent.

Aux côtés du rôle primordial joué par les pouvoirs publics, les fondations redoublent leurs propres efforts face à la crise sanitaire.

Plusieurs d’entre elles intensifient leur soutien aux instituts de recherche québécois, appuyant à la fois leurs efforts dans la recherche d’un vaccin et des essais cliniques de traitements potentiels. À titre d’exemples, la Fondation Trottier s’est jointe à d’autres pour faire un don de 4 millions de dollars à un fonds d’urgence Covid-19 au CUSM, et la Fondation J-A Bombardier soutient une étude du Centre de recherche de l’Institut de cardiologie de Montréal sur l’utilisation de la colchicine dans le traitement des personnes atteintes de la COVID-19.

Les fondations sont également interpelées par les nouveaux besoins sociaux qui se présentent pendant cette période de distanciation sociale et de choc économique.

Les organismes communautaires sont aux lignes de front pour tenter de répondre à un grand nombre de ces nouveaux besoins, dont:

Face à la chute des marchés boursiers, certaines fondations pourraient se sentir poussées vers une posture de repli, comme cela a été le cas en 2008. De nombreuses voix s’élèvent pour insister qu’il faudrait que les fondations dépensent encore plus, pas moins, en ce moment. Les Centraide du Québec répondent à l’appel en mettant sur pied des fonds d’urgence, et assument un leadership important dans le repérage des besoins et la coordination des réponses d’urgence sur le terrain.   D’autres fondations contribuent à ces fonds d’urgence; à ce jour, les fonds  de Centraide du Grand Montréal et de Centraide Québec Chaudière Appalaches comptent treize fondations parmi leurs donateurs.

D’autres fondations publiques et privées débloquent, réorientent ou recueillent de nouveaux montants pour faire des dons directs et des prêts d’urgence. Certains de ces dons vont à des partenaires terrain existants, d’autres vers de nouveaux partenaires ou de nouvelles initiatives proposant de répondre aux besoins des populations et des communautés les plus affectées par la crise.

Parmi elles, la Fondation familiale Trottier s’est engagée à contribuer au moins 10 millions $ supplémentaires pour les efforts pour surmonter la crise, montant qui représente le double de ses dons annuels par temps normal. Je me suis entretenue avec Sylvie Trottier, membre du conseil d’administration de la fondation, pour comprendre les réflexions qui ont accompagné cette décision.

Notre fondation familiale a l’atout d’être fortement informée par la science. Ma sœur est professeure en virologie et en immunologie, et elle nous a aidé à saisir l’ampleur et la gravité de la crise qui s’annonçait, bien avant qu’elle ne s’éclate au Québec. Comme fondation nous essayons d’être agile et d’agir rapidement. Nous consacrions déjà beaucoup de nos efforts aux réponses à développer face à la crise mondiale des changements climatiques, et grâce à ce travail nous avions déjà une certaine lecture stratégique du rôle que la philanthropie peut jouer dans une crise.

Face à la crise actuelle de la Covid-19, on souhaite exercer un certain leadership pour démontrer que c’est le temps maintenant de donner de l’argent. Assez souvent en philanthropie on se défend de trop dépenser au-delà des prévisions qu’on s’est données, car, n’est-ce pas, il faut épargner pour des temps difficiles. Mais nous on s’est dit entre nous, c’est maintenant que ces temps difficiles se présentent!

Nous comprenons bien sûr que la philanthropie n’a pas les ressources pour dépenser à la hauteur de ce que font les gouvernements provincial et fédéral. Mais de manière complémentaire, le secteur philanthropique peut quand même jouer un rôle important.  À titre d’exemple, le gouvernement s’est engagé à verser des fonds importants au secteur communautaire, mais cet argent n’arrive pas nécessairement tout de suite dans leurs coffres. Alors que nous, nos chèques ont déjà été envoyés. Notre aide est beaucoup moins importante que l’aide gouvernementale, mais elle permet quand même aux organismes de faire le pont le temps qu’ils attendent de recevoir ces fonds du gouvernement.

La réponse de deuxième horizon

Pour les fondations, la collaboration est devenue plus importante que jamais pour éviter de se dédoubler, pour bien repérer et combler les trous dans la réponse aux besoins immédiats, et pour anticiper et développer une réponse proactive aux besoins qui se présenteront à moyen terme. Centraide du Grand Montréal a intégré des « cellules de crise » mises en place par les Villes de Montréal, Laval et Longueuil – des instances de coordination des mesures d’urgence qui permettent aussi de partager l’intelligence de partenaires différents concernant l’émergence et l’évolution des enjeux.

Pour leur part, les fondations Trottier, Jarislowsky, Molson et Mirella et Lino Saputo (avec une invitation d’inclure d’autres fondations ou entités selon l’intérêt et l’évolution de la situation) se sont concertées pour créer un nouveau poste pour informer leurs démarches face à cette crise ainsi que pour soutenir la communauté philanthropique québécoise dans ses efforts de collaboration, en partageant les informations recueillies et identifiant des leviers philanthropiques potentiels. Dans les mots de Sylvie Trottier :

Nous cherchons à être stratégique pour identifier quels sont les leviers qu’on peut activer et quels sont les angles morts qu’on peut aider à éclairer.  Comment est-ce qu’on peut travailler avec les autres organismes et les autres fondations pour avoir une meilleure cohésion et pour aligner nos différents efforts?

Les fondations aident à donner une visibilité aux enjeux sociaux qui sont amplifiés par la crise Covid-19.

Le virus est devenu le grand révélateur des inégalités économiques et sociales qui se sont aggravées au cours des dernières décennies, au Québec comme ailleurs.  Plusieurs fondations membres du Collectif reconnaissent l’importance de soutenir la capacité de l’Observatoire québécois des inégalités à éclairer la situation et à donner une visibilité aux pistes de solutions pour contrer les inégalités avant, pendant et après la crise.

Ces fondations et d’autres aident aussi à mettre en valeur les défis uniques et les réponses mises en place par les organismes communautaires pendant la crise. Avec son partenaire PAIR, Mission Inclusion a lancé le projet RIPOSTES ;  à travers leur page facebook,  leur fil Twitter ou bien des webinaires, Centraide Québec Chaudière Appalaches et Centraide du Grand Montréal mettent en vitrine les efforts des organismes de ces régions pour répondre aux besoins d’urgence.

Certaines ont joint leur voix à d’autres dans des initiatives de plaidoyer concernant les mesures publiques à court et à moyen terme[1]. La Fondation Béati a signé la lettre ouverte lancée par le Collectif pour un Québec sans pauvreté demandant au gouvernement québécois une aide d’urgence pour les personnes à faible revenu affectées par la crise de la COVID-19. Centraide Québec Chaudière Appalaches a pour sa part publié une lettre ouverte pour réclamer plus de mesures de soutien du gouvernement du Québec pour les organismes communautaires affectés par la crise.

La réponse de troisième horizon

La mobilisation à l’heure actuelle sera riche d’apprentissages pour l’avenir.

Au cours des semaines et des mois à venir, il sera important que les fondations commencent à réfléchir à comment faire pour bien capter ces apprentissages et pour bien les réinvestir afin d’informer leurs pratiques à l’avenir.

Conseillère à la Fondation McConnell, Ana Sofia Hibon a été réaffectée pendant la crise pour soutenir les efforts d’« apprentissage rapide » (rapid learning) au sein de l’équipe de son organisation. Je me suis entretenue avec elle pour savoir plus sur les intentions et les pratiques mobilisées au service de l’apprentissage rapide.

Dans l’immédiat, je me déploie à recueillir et à trier le grand flot d’informations qui nous arrivent et à coordonner leur répartition à l’interne et à l’externe, car beaucoup de ces informations ont des incidences pour notre travail et pour celui de nos partenaires.

Mais, au-delà de l’immédiat, nous devons garder à l’esprit les autres horizons d’action – le moyen et le long terme.  Pour cela, nous tentons de créer des espaces de réflexion à l’interne et avec des partenaires. Parmi les questions qu’on doit se poser : Où est-ce que nous on a la capacité d’avoir le plus d’impact, où et comment peut-on agir pour amplifier le travail des autres? Cela nécessite de bien entretenir les canaux de communication.  Il faut garder l’œil ouvert à l’éventail des possibilités, tout en faisant de la place à un grand nombre d’expérimentations rapides. C’est ce travail d’itération qui va nous aider à avancer dans la crise actuelle dans laquelle on se retrouve.

Ses propos font écho à ceux de deux conseillères de la firme FSG dans un billet de blogue récent :

Pour arriver à apprendre en temps de crise, il faut bien saisir les opportunités et créer des espaces de réflexion afin de (….) porter une attention particulière à ce qui se passe, cultiver de nouveaux modes de pensée, laisser de la place à des interprétations alternatives et établir de nouvelles hypothèses d’action. L’environnement de travail des fondations privilégie l’action rapide, et elles ont presque toujours de la difficulté à dégager du temps pour de réfléchir et apprendre de leur action. Mais si elles ne s’offrent pas ce temps, elles n’arriveront jamais à bien saisir ce qui marche bien et moins bien, comment et pour qui, et ce qu’il faudrait faire différemment à l’avenir. Par temps de crise, ce n’est pas un luxe mais bien une nécessité d’apprendre de nos actions[2].

Selon Ana Sofia Hibon, l’apprentissage rapide interpelle bien plus que les organismes un à un. Collectivement, elles doivent aussi chercher à apprendre des actions posées maintenant :

Si on veut améliorer à l’avenir notre capacité collective de réagir aux crises, quelles sont les lignes de communication qu’on pourrait travailler à l’avance, afin qu’elles soient bien en place au moment de l’arrivée de la prochaine crise? Comment peut-on se préparer afin de mieux réagir à l’avenir aux nouvelles crises qui se présenteront, dès les premiers moments? Le fait de se poser ces questions, en soi c’est un travail de rétrospection rapide qui doit être initiée dès le passage au deuxième et au troisième horizon de la crise actuelle.

De plus en plus, les fondations réfléchissent aussi aux horizons du moyen et du long terme, aux défis à anticiper et aux efforts à faire pour la période de relèvement économique et social à la sortie de crise.

Comme bien d’autres acteurs, les fondations auront à prendre la mesure des impacts de la crise sur la société et sur l’économie, et à se réorienter de nouveau pour contribuer aux réponses à penser pendant la période de reprise et de relance.  De nouvelles vulnérabilités sociales se présenteront et des impacts sont à prévoir sur des secteurs entiers de l’économie, les finances publiques et sur la capacité de l’État de livrer des programmes publics.  En même temps, des opportunités se présenteront de revoir l’architecture du filet social de façon à tenter de corriger certaines failles systémiques que la crise a révélées, et à accroître la résilience de nos systèmes en prévision des prochaines crises. Dans les mois et les années qui suivront cette crise qui a révélé l’importance critique du rôle de l’État, les contributions respectives de la philanthropie et de l’État risquent fort bien d’être recalibrées.

En prévision du moyen terme, le Fonds Ensemble Covid-19 lancé par la Fondation du Grand Montréal vise entre autres à stimuler et appuyer le travail stratégique collectif nécessaire à la planification et au succès de la reprise et de la reconstruction des organismes communautaires au lendemain de la crise. La Fondation McConnell, pour sa part, soutient la création d’un collectif intersectoriel dont le mandat sera de concevoir des stratégies et des interventions pour différentes étapes de la crise en cours.

Bien que ce soit encore trop tôt pour parler de ce qui se dégagera de ces espaces, au fil des prochains mois leurs constats, hypothèses et apprentissages seront d’un apport précieux pour alimenter ce travail de relance et de réorientation.


Note : version adaptée d’un billet de blogue publié le 8 avril 2020 sur le site du Collectif des fondations.

Notes de bas de page

[1] À noter aussi, les efforts d’autres fondations au Canada pour soutenir l’élaboration de propositions afin que les mesures de soutien d’urgence soient adaptées pour répondre aux besoins des plus vulnérables 

[2] Traduction libre de l’anglais