L’accès à l’information, via l’existence d’une presse autonome, est-ce important pour les fondations et devraient-elles soutenir les médias, le journalisme et l’accès à l’information en général ?
Si nous considérons que la philanthropie, au sens large du terme, vise à assurer ou à maintenir le bien-être des individus dans leur communauté ou dans la société, la réponse est oui.
L’accès à l’information, la libre circulation d’informations et la liberté d’expression sont essentiels au bon fonctionnement de sociétés démocratiques. Il importe donc de s’assurer que ce secteur névralgique – le grand domaine de l’information – puisse bénéficier des ressources requises et d’un cadrage politique adéquat pour permettre son bon fonctionnement.
Maintenant, au sens restreint, juridique et politique, tel que défini par le gouvernement fédéral, dans le cadre de l’obtention d’une exemption fiscale, la bienfaisance (nom officiel de la philanthropie au Canada) est orientée vers quatre causes : le soulagement de la pauvreté, l’avancement de l’éducation, de la religion et toutes autres fins profitant à la collectivité.
La catégorie « toutes autres fins au bénéfice de la collectivité » permet d’emblée au secteur canadien de la bienfaisance de soutenir le domaine de l’information et du journalisme.
En théorie, une société qui dispose d’un gouvernement démocratique, où la liberté d’expression et de presse est promue et défendue, où des médias en nombre et dans la diversité font librement circuler de l’information, investissent dans le journalisme d’enquête, permettent l’expression d’une variété de points de vue et le font à partir d’entreprises privées à but lucratif, d’organisations communautaires, d’entreprises sociales ou encore d’entreprises publiques, ne devrait pas théoriquement voir la dimension « support aux médias et accès à l’information devenir une cause majeur pour le secteur de la philanthropie subventionnaire », ou, tout au plus elle serait appelée à le faire de façon marginale, conjoncturelle, et surtout pour soutenir des médias ne pouvant bénéficier de la dimension lucrative de leurs services.
Jusqu’à tout dernièrement, cette situation prévalait tant aux États-Unis qu’au Canada. Depuis les années 2000, une urgence d’appui financier se fait sentir en raison de différents facteurs dont le plus important est la perte de rentabilité de la presse écrite et la montée en importance de géants dans le domaine des médias électroniques. Le monde de l’information est alors contraint de revoir son modèle d’affaire en raison, entre autres choses, des déplacements des recettes publicitaires vers les géants que sont Facebook, Google et compagnie, et du déplacement des investissements financiers du secteur de la presse traditionnelle vers les médias sociaux. Il est donc question d’une crise du monde de l’information, particulièrement de la presse écrite. Et cette crise interpelle le secteur de la philanthropie subventionnaire.
Que nous dit la recherche sur cette crise des médias ?
Nous bénéficions de quelques études, principalement réalisées aux États-Unis. Une de ces études, produite par Michel McMillan et publiée par la Fondation Wyncote, soulève cinq grands enjeux.
- Le premier est directement associé à la question démocratique. Une presse libre et en santé est au nombre des conditions à respecter pour assurer non seulement le bon fonctionnement d’une société démocratique mais aussi pour faciliter le travail des fondations et la réalisation de leur mission.
- Le deuxième enjeu rappelle l’importance d’un journalisme qui soit à l’écoute des communautés. Donc, que les journalistes, sur toutes les questions, soient bien connectés avec les enjeux et les questions qui concernent les communautés locales, régionales et nationale.
- Le troisième enjeu relève des modèles d’affaires. Il s’agit de repenser ces modèles de façon à les rendre viables et d’assurer une pérennité aux médias.
- Le quatrième enjeu a trait à la déqualification du journalisme par des idéologies non démocratiques séduites par les « fake news ».
- Enfin, le cinquième enjeu est d’assurer l’indépendance éditoriale des médias tout en rendant le modèle d’affaires transparent.
Que nous disent les pratiques subventionnaires états-uniennes face au monde de l’information ?
Nous disposons d’une étude assez récente, publiée par la Foundation Center en 2013, nous indiquant que la contribution de la philanthropie subventionnaire aux médias étatsuniens est non seulement importante mais aussi en croissance : presque deux milliards de dollars US (1.8) ont été donnés par 1 000 fondations subventionnaires entre 2009 et 2011 (pour un total de 680 millions en 2011). De plus, la croissance des dons s’élève de 21 % au cours de cette période.
En regardant la distribution des dons philanthropiques aux États-Unis, nous observons que ceux directement consacrés aux médias se situent en septième position, juste derrière les dons octroyés à la question environnementale. Certaines formes de concentration peuvent être observées. Ainsi, 40 % des dons sont effectués par 10 fondations et 22 % des dons sont reçus par 10 organisations. La répartition des dons est géographiquement inégale sur le territoire étatsunien. Enfin, plus des 2/3 des dons sont dits dédiés au support d’un programme ou d’un projet journalistique. Vu autrement, sur la totalité des dons, le développement de plateformes numériques représente près de la moitié des contributions (55%).
Cette étude nous révèle toutefois peu de choses sur les modalités de gouvernance et les relations prenant place entre les subventionnaires et les subventionnés.
Au cœur de la question du financement philanthropique aux médias nous retrouvons donc la question de la liberté de presse et de leur autonomie
L’étude citée nous révèle que les actions philanthropiques étatsuniennes visent principalement l’enjeu des infrastructures. En d’autres mots, il s’agit d’assurer le maintien et le développement de tout ce qui permet d’améliorer l’accès à l’information, dont le passage au numérique. Une préoccupation forte est celle de l’accès à l’information. Ce constat signifie que l’infrastructure récolte plus de dons que les interventions visant à développer du contenu. Ce qui est certes un premier pas, mais ce dernier est jugé insuffisant par plusieurs analystes.
Certes, il importe de financer les infrastructures, mais il importe aussi de s’assurer que le journalisme, tout en bénéficiant d’infrastructures adéquates (locaux, équipements, salaires, formations, politiques publiques…), puisse aussi opérer librement, diffuser des données fiables et surtout qu’il soit tout à fait légitime pour le métier de journaliste d’être critique, de disposer de ressources et de temps pour s’investir dans le journalisme d’enquête. Ce type de soutien permettra un travail rigoureux sur des dossiers sensibles.
Je terminerai par la question de la viabilité de l’écosystème médiatique. Que pouvons-nous conclure de l’intervention initiée par des fondations subventionnaires pour atténuer la crise des médias traditionnels ?
Un premier élément de conclusion nous indique que la crise des médias traditionnels représente une question sociale et non une question fondamentalement philanthropique. Conséquemment, sur cet enjeu, l’intervention des fondations doit être conjoncturel, partielle et elle ne peut se transformer en financement récurrent à long terme.
Le financement des médias traditionnels doit être assumé par les mécanismes du marché et appuyé par des politiques publiques adéquates tout en réservant une place à l’investissement philanthropique. Il importe donc de repenser culturellement la place et l’importance que nous accordons à l’information de façon à modifier notre représentation de la rentabilité des médias : des ouvertures vers l’investissement responsable, donc combinant objectifs sociaux, économiques et environnementaux sont à explorer.
Un deuxième élément de réflexion demande une enquête approfondie sur la crise des médias traditionnels. Le déplacement des recettes publicitaires avantage des grands plateformes électroniques telles Facebook et Google. Alors que les médias traditionnels, incorporés sous une forme privée voient leurs revenus imposés à l’échelle nationale, ces grandes plateformes interviennent sur des espaces nationaux, y prélèvent des revenus publicitaires tout en échappant à une répartition de leur enveloppe fiscale entre les pays qui participent à son rendement financier. En d’autres mots, les impôts sont payés par Google aux États-Unis et rien n’est transféré vers d’autres territoires nationaux! Ce manque de transfert signifie des pertes de revenus pour les États concernés, lesquels revenus pourraient soutenir des « Politiques et Mesures d’aide aux médias ».