Les enjeux de la philanthropie numérique en France

Par Amélie Artis , Professeure des Universités, Sciences Économiques Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, PACTE
09 décembre 2024

Avec 5 milliards de dollars collectés, Facebook Donate devient un acteur inattendu de la philanthropie. En 2020, 175 millions de dollars ont été collectés à travers des collectes de fonds sur Facebook et Instagram. Initialement les collectes sont très ciblées. Par exemple, en mai 2015, à la suite du séisme au Népal, une collecte est ouverte ; en août 2017, l’ouragan Harvey provoque de gros ravages, une collecte se crée très vite. De nos jours, le phénomène s’étend en termes d’audience comme de thématique. Sur le climat, 130 millions de dollars de dons ont été collectés depuis 2017. En France, plus de 1,5 million d’utilisateurs ont fait un don ou créé une collecte de fonds sur Facebook depuis le lancement en 2017. Avec la digitalisation, les individus ont désormais la possibilité de faire un don par SMS, lors de leur achat par carte bancaire, lors de collectes en réunion, et en ligne[1]. Mais s’agit-il simplement d’une digitalisation et automatisation des dons ? Plusieurs indices démontrent des changements plus profonds dans la philanthropie numérique.

En 2019, la générosité en France représente 8,5 milliards d’euros, comprenant les dons des particuliers et ceux des entreprises. Les premiers représentent 59% de la collecte, les seconds 41%, avec une progression de 119% entre 2010 et 2019. Le Baromètre de la générosité 2023[2] révèle une croissance des dons des particuliers de 2,1% en euros courants en 2023 par rapport à 2022 malgré un contexte inflationniste. Cette générosité est animée par des réseaux comme France Générosité ou la fondation de France. Cet écosystème français de la philanthropie est plutôt bien structuré et actif depuis plusieurs décennies. Pourtant, aujourd’hui, il est traversé par de nouvelles pratiques de dons comme l’illustre la philanthropie numérique.

La collecte de dons en ligne augmente significativement, pour atteindre 30% des dons ponctuels en 2023 (France Générosité, 2023). En 2023, les dons ponctuels en ligne augmentent de +12,3% en euros courants en 2023 par rapport à 2022. Ainsi, en 2019, 23% des associations avaient un projet de financement par le numérique et 18% d’entre elles utilisent des plateformes de collecte ou du don en ligne[3]. La majeure partie des organisations sans but lucratif en Europe ont un site internet. Pourtant, seulement 56 % d’entre eux acceptent des dons en ligne, 8 % en dessous de la moyenne mondiale[4].

Le développement des réseaux sociaux a contribué à l’émergence de plateformes de don en ligne (Allodons, Yapla, Leetchi, etc.). Toutes ces collectes sont mises en œuvre sur internet, vecteur quasi exclusif de mise en relation. Elles mobilisent un grand nombre d’individus chacun ayant un faible poids dans le financement d’un projet donné. Elles touchent ainsi un large spectre de donateurs potentiels, issus de plusieurs groupes sociaux, peu importe leur niveau de patrimoine. Parmi ces donataires, de nouveaux profils émergent. Le premier est qualifié de « philantrepreneurs »[5]. Ces nouveaux entrepreneurs développent des solutions technologiques pour répondre aux problématiques sociales et sociétales, en s’appuyant sur des solutions orientées vers le marché. Les plateformes de dons sont à la fois des solutions en tant que telles, que des moyens pour financer ces solutions. Le second profil, à l’inverse, est un renforcement de la philanthropie ancrée dans la sphère privée et domestique. Ces collectes en ligne financent aussi des projets individuels non productifs dont l’utilité sociale collective est minime.

Ces plateformes sont plébiscitées pour faciliter l’acte de don. Cette facilitation offre d’une part la possibilité de regrouper et de gérer de façon sécurisée la communication, les transferts monétaires et les questions juridiques ; et d’autre part elle permet de réduire les distances, en ravivant des formes de proximité sociale, cognitive ou institutionnelle[6]. Ce mode de collecte de don est privilégié par les associations, car il permet de répondre à plusieurs objectifs. Le premier reste, bien sûr, celui de la collecte de fonds. Elle est aussi un vecteur de communication très visible et mobilisant une vaste communauté autour d’un projet.

Ces dons s’appuient sur des dispositifs organisationnels entre des collectifs formés d’individus sans liens directs. Ce travail d’appariement est la fonction principale de l’organisation intermédiaire, à la source de son utilité et de ses propres ressources. Dans la configuration d’un don organisationnel, la plateforme facilite et organise la relation entre donataires et donateurs, tout en créant l’anonymat. Le don organisationnel présente alors une spécificité singulière, l’hybridation du circuit du don qui ne sépare plus strictement les dons et les échanges marchands[7].

Une marchandisation de l’activité de collecte de fonds se met en place, dans laquelle la solution technologique devient un avantage concurrentiel. La mise en réseau, par la création de liens virtuels et/ou physiques, et le sentiment d’appartenance à une communauté sont essentiels. Ces nouvelles pratiques rapprochent la pratique du don des logiques de marché, accentuent les relations entre la philanthropique numérique et la sphère marchande. Paradoxalement, cette marchandisation des relations de dons contribue aussi à la vivacité des échanges réciprocitaires pour des projets plus individuels. Des donataires se mettent en scène pour capter ces ressources réciprocitaires.

La philanthropie numérique ne se réduit pas à la digitalisation des modes de collecte. Elle se caractérise par un don organisationnel impliquant de nouveaux acteurs, oscillant entre une logique d’entrepreneuriat philanthropique et une logique de re-domestication de la philanthropie. La philanthropie numérique fait la promesse d’un changement d’échelle de la collecte de fonds grâce aux technologies de l’information. Cette promesse mérite d’être concrétisée. À ce jour, nous constatons plutôt des changements dans l’orientation des fonds, en faveur de projets soit plus marchands, soit plus individualisés, ayant moins d’impact sociétal.


[1] Artis, A., & Monvoisin, V. (2020). Covid-19, cagnottes et marchandisation (pp. 5-9). Presses universitaires de Grenoble.

[2] Voir France Générosité, le Baromètre 2023. Disponible https://www.francegenerosites.org/ressources/barometre-de-la-generosite-2023-france-generosites-mai-2024/

[3] Recherches et Solidarités (2019), Étude Associations et numérique 2019 –Voir https://www.francegenerosites.org/ressources/associations-et-numerique-2019/

[4] Nonprofit tech for good (2029) “Global NGO technologies report”, voir https://www.francegenerosites.org/ressources/2019-global-ngo-technology-report/

[5] Antonio Olmedo et Stephen Ball, « « Nouvelle » philanthropie, capitalisme social et développement international », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 58 | 2011, 119-131.

[6] Voir cette référence pour une compréhension des différentes formes de proximité. Talbot, D., & Kirat, T. (2005). Proximité et institutions: nouveaux éclairages. Présentation du numéro. Économie et institutions, (6-7), 9-15.

[7] Naulin, S. et Steiner, P. (dir.), (2016), La solidarité à distance. Quand le don passe par les organisations, Toulouse: Presses universitaires du Midi