La progression de l’investissement socialement responsable dans la philanthropie québécoise. L’odyssée de la Fondation Béati

Par David Grant-Poitras , Coordonnateur du PhiLab Québec, Doctorant en Sociologie
14 novembre 2017

La mise en adéquation des investissements avec la mission sociale des fondations remet complètement en cause le modèle philanthropique plus traditionnel, axé davantage sur les donations. Le rapprochement de ces deux mondes, autrefois confinés dans leur activité respective, redéfini le rôle des fondations en tant qu’acteur économique. En développant une conception holistique du potentiel de leur capital, c’est tout un champ d’intervention qui s’ouvre. Salamon qualifie même cette transformation de révolutionnaire, parce qu’elle bouleverse les frontières de la philanthropie et libère un éventail de perspectives nouvelles. À son avis, « le cœur de cette révolution est une explosion massive dans les outils de la philanthropie et de l’investissement social, dans les instruments et les institutions qui sont déployés pour mobiliser des ressources privées dans le soutien d’objectifs sociaux et environnementaux »1 (ma traduction, 2014, p.2). Quoi qu’il soit peut-être précipité de crier à la révolution, ce repositionnement des fondations face à l’utilisation de leurs investissements financiers – qui permet désormais d’intervenir sur des enjeux qui vont bien au-delà des murs de la philanthropie – ne doit en aucun cas être négligé.

Pour appréhender l’émergence de ces nouvelles frontières d’intervention qui se développent petit à petit au sein de l’écosystème philanthropique québécois, nous nous sommes entretenue avec le directeur de la Fondation Béati, M, Jacques Bordeleau. Cette fondation, bien connue pour son progressisme et sa capacité à soutenir le changement social, s’avère aussi des plus avant-gardistes dans l’exploration de ces nouveaux outils d’action. Bien que cette organisation ait déjà été sous la loupe des chercheur.e.s du PhiLab (Lefèvre et Berthiaume, 2016), l’ingéniosité qu’elle démontre quant à la mise en œuvre d’une finance alternative reste une dimension encore sous-étudiée de son activité. C’est pourquoi nous porterons une attention particulière sur le leadership de cet acteur quant à son appropriation des pratiques de l’investissement socialement responsable (ISR) et solidaire2. Pour ce faire, nous procèderons en deux temps. Nous présenterons d’abord les grandes étapes de son évolution par rapport à l’utilisation de ses investissements. Par la suite, nous voulons attirer l’attention sur un travail sous-jacent à la simple mise en œuvre des pratiques, soit l’utilisation de son influence pour libérer davantage leur potentiel.

Petite chronique de Béati en tant qu’investisseur social

L’idée d’adopter une politique officielle d’investissement socialement responsable au sein de la fondation Béati n’est pas le fruit d’une subite illumination. Il y a tout un travail préparatoire et informel qui remonte à bien avant l’établissement de leur première politique d’ISR. Loin d’être surgie ex nihilo de leur conscience sociale, la fondation s’est toujours montrée préoccupée par la nature de ses investissements. « Il faut quand même dire, explique M. Bordeleau, qu’il y avait un terreau qui était fertile. Je dirais que, même à l’époque, la question de l’adéquation entre nos investissements et la mission a toujours fait partie de nos préoccupations. […] Dès les premiers temps, existait la notion par exemple d’avoir des règles claires de tamisage auprès de notre gestionnaire, de cibler des secteurs dans lesquels on ne veut pas être investi. Je voudrais donc honorer les fondateurs qui avaient déjà cette sensibilité. Mais nous n’étions pas dans une vision large et structurée de l’investissement, mais la préoccupation était là ». Il y avait ainsi une certaine prédisposition cognitive, historiquement constituée au sein de la fondation, qui rendait normal le rapprochement ultérieur entre la finance et la mission3.

Dès lors, pour aller de l’avant sérieusement et se doter d’une politique d’ISR, il ne restait plus qu’à faire tomber les dernières résistances et trouver les ressources nécessaires pour définir une orientation stratégique claire. Un premier pas fut d’organiser une rencontre informative avec des expertes du milieu : « puis il y a eu une alliance stratégique entre moi et Pascale Caron qui venait du monde de la finance et était directrice du développement stratégique à la caisse d’économie solidaire. Donc c’est quelqu’un qui connaît bien cet univers, qui était donc sensible à ces enjeux. […] Ensemble on a travaillé à créer les conditions pour que cette question avance au sein de nos instances. Ce qui a demandé au départ de faire tomber certaines résistances. Je me rappelle un soir où on avait, entre autres, invité Brenda Plant – qui n’était pas encore administratrice à la fondation –, avec Colette Harvey, qui travaillait aussi pour la caisse d’économie solidaire, mais qui était responsable des investissements alternatifs. Donc elles sont venues faire une présentation un soir, l’objectif était de mieux comprendre qu’est-ce que ça voulait dire quand on parlait d’ISR? »

Suite à cette rencontre de mise à point est née une volonté d’aller de l’avant avec une stratégie plus élaborée et mieux définie d’ISR, avec en plus un projet pilote d’investissement solidaire4. « En 2006, raconte M. Bordeleau, il y a eu un travail à l’interne qui a mené à l’adoption d’une politique d’ISR, donc quelque chose de clairement plus structuré au niveau de la répartition de nos actifs. Quand on regardait comment on souhaitait répartir nos actifs, pour la première fois on voyait apparaître l’investissement solidaire. Donc on disait à Béati qu’on voulait investir 59,5% de nos actifs sur le marché boursier, il y avait un 39,5% de nos actifs dans les revenus fixes, puis un 1% dans la finance solidaire. Donc on se trempait le petit orteil dans l’eau, parce que 1% sur un portefeuille de 12 millions ça voulait dire 100 000$, 120 000$. C’était encore trop peu, mais c’était quand même quelque chose qui s’inscrivait dans une politique et un désir d’aller de l’avant; pour moi ce fut un saut qualitatif ». De plus, leur façon d’appréhender l’ISR était beaucoup plus rigoureuse. Désormais, la totalité des actifs placés prenait en compte l’impact social et environnemental. Pour réaliser cette volonté d’aller bien au-delà du simple filtrage négatif, qui est une pratique simple et qui exige un moindre effort, il lui a fallu retourner sur le marché pour dénicher un gestionnaire compétent en la matière. La mise en application de leur politique est donc allée de pair avec une restructuration de leurs relations professionnelles pour rechercher un gestionnaire capable de répondre à leurs attentes extrafinancières; l’organisation ayant changé à deux reprises de gestionnaires depuis son entrée dans le monde de l’ISR.

La fondation continue d’avancer avec détermination pour faire de ses investissements un volet d’intervention à part entière de sa mission sociale. L’organisation vient de réitérer sa philosophie d’investisseur en adoptant cette année une nouvelle politique d’investissement responsable encore plus développée. De plus, en ce qui a trait à ses investissements solidaires, la fondation est dans une phase où elle veut en faire un véritable levier d’action pour soutenir les communautés. Alors qu’elle avait mené quelques expérimentations modestes, l’organisation a adopté des règles et procédures afin d’atteindre des objectifs beaucoup plus ambitieux, en augmentant à 10% la portion des actifs qui y sera désormais consacrée.5 Pour ce faire, la fondation réfléchit actuellement aux types de projets qu’elle désire soutenir et sous quelles conditions. Elle est donc dans un processus d’opérationnalisation de ses ambitions.

Influences de la Fondation dans la structuration de ce champ d’intervention

Notre entretien avec le directeur de Béati nous a révélé un fait d’une grande importance : les avancées dans ce domaine sont hautement tributaires de la capacité de la fondation à se montrer influente. En sus de ses pratiques d’ISR, la fondation endosse aussi un rôle d’influence qui permet d’accroitre et d’orienter significativement leur développement, et ce, autant dans les institutions financières qu’auprès des autres organisations philanthropiques. Dans ce dossier, Béati s’inscrit dans une tendance plus large, qui soulignent la capacité des fondations à apporter des changements par leur aptitude à influencer des croyances ou des comportements (Hammack et Anheier, 2013, p.14). Nous avons identifié trois terrains sur lesquels la fondation déploie son influence pour soutenir l’avancement des pratiques.

1. Activer des conflits conceptuels

Premièrement, mentionnons qu’il existe une pléthore de termes employés par les acteurs philanthropiques pour désigner leurs pratiques d’investissements à vocation sociale. Aussi anodin que cela puisse paraître, les choix conceptuels ne sont pas sans importance rappelle M. Bordeleau. Ceux-ci ne servent pas seulement à marquer des distinctions techniques entre différentes pratiques, mais posent les prémisses sur lesquels une fondation va concevoir leurs finalités sociopolitiques. Le choix des mots relève donc d’une prise de position téléologique de la part de la fondation.

Par exemple, en ce qui a trait aux investissements solidaires que développent activement la fondation Béati, M Bordeleau ne cache pas un certain malaise face aux acteurs qui préfèrent l’appellation « investissement à impact », ou « impact investing » en anglais. Selon lui, ce concept peut mener à une vision tronquée de la réalité où est fâcheusement négligé l’impact social des investissements réguliers : « Je trouve que c’est limitatif de parler d’investissement d’impact, d’utiliser ce terme pour définir ce que moi j’appelle l’investissement solidaire. Ça laisse entendre qu’il y a l’investissement d’impact, et après il y a l’investissement dans les marchés financiers qui n’auraient pas d’impact… C’est comme ça que je le saisis. Pour moi, c’est 100% de mes actifs qui sont investis dans une perspective d’impact. Je trouve qu’on se donne bonne conscience en faisant de l’investissement d’impact et croire qu’on peut investir comme on veut le reste de notre argent. Tu devrais avoir une préoccupation que l’ensemble de tes investissements, peu importe dans quel secteur ils sont investis, que ce soit dans les marchés traditionnels ou dans la finance solidaire, aillent un impact social et environnemental et rendent nos sociétés meilleures. […] Dans notre schéma, il y a les actions, les revenus fixes et les investissements alternatifs; il n’y a pas d’investissement à impact ». Dès lors, malgré que ce soit ce dernier terme qui soit largement consacré, ce directeur croit fermement qu’il faille soumettre les concepts en débat pour mieux définir les objectifs visés. Pour lui, mettre en branle ce genre de dissensus terminologique est l’occasion de réfléchir à la fonction de la finance dans la société.

2. Challenger les gestionnaires

Deuxièmement, quand les fondations décident de se tourner vers l’ISR, elles n’arrivent pas dans un monde constitué où elles n’auraient qu’à suivre de grandes orientations communément établies. Bien au contraire, Penalva Icher nous rappelle que les divers acteurs qui s’y engagent ont aussi la responsabilité de participer à la définition des pratiques à prétention socialement responsable. Selon cette auteure, « les critères du “socialement responsable” restent flous et incertains. Les acteurs hétérogènes de l’investissement socialement responsable coopèrent donc pour instaurer un consensus. Ce consensus n’est encore pas stabilisé, il hésite toujours entre différentes conventions de qualité » (2009, p.61). C’est-à-dire que les fondations qui adoptent l’ISR doivent aussi exprimer clairement leurs attentes. Sans ce genre de leadership revendicateur, ce courant d’investissements risque de se banaliser et, éventuellement, peut-être devenir un placement “mainstream” sans prétention à une réorientation paradigmatique du système financier.

C’est ce que tente de faire la fondation Béati en mettant de la pression sur leur gestionnaire. Non seulement peu d’entre eux sont qualifiés en la matière, mais, de plus, ceux qui s’y engagent se montrent souvent réticents face à des objectifs trop ambitieux. Par conséquent, sur un ton humoristique mais sincère, M Bordeleau explique qu’il doit pratiquer lui-même un activisme actionnarial6 auprès de gestionnaires qui lui disent avoir signé les PRI7 et faire de l’engagement actionnarial. En effet, il n’hésite pas à questionner leur rigueur et leur réelle détermination à transformer le comportement de l’entreprise sur des enjeux précis : « Ils vont nous dire « on fait du dialogue, on discute avec les employeurs ». Mais concrètement, quelles sont les entreprises? Sur quoi dialoguez-vous? Quels sont les objectifs que vous poursuivez? Est-ce que vous êtes clairs? Avez-vous des objectifs vous permettant d’évaluer si vous avez avancé suite à vos dialogues? Et là tu t’aperçois que c’est mou! » Il est donc important de valider la « qualité » des pratiques d’ISR de son gestionnaire. De plus, M. Bordeleau affirme qu’il ne s’agit plus de faire pression individuellement, mais de mobiliser les investisseurs de son réseau qui font affaire avec le même gestionnaire. La concertation entre clients d’une même firme de gestion de placement est ainsi vue comme un moyen de formuler des revendications qui apparaissent largement partagées et qui, par le fait même, représentent un poids financier plus significatif au sein de la firme. Il croit que les fondations devraient grandement miser sur ce genre de stratégies collectives pour faire avancer leurs causes : « si t’arrives chez le gestionnaire en disant que t’as ton portefeuille de 12 millions, bien t’es juste un client parmi tant d’autres. Mais si on est 10 ou 15 clients, et que chacun dans ses présentations tape sur le même clou et pose les mêmes questions, à un moment donné la pression va monter. Et les fondations là-dessus pourraient avoir un poids. Elles pourraient jouer un rôle important ».

3. Conscientiser les autres fondations

Troisièmement, puisque les promesses d’avenir de l’ISR résident en bonne partie dans la généralisation des normes financières défendues, la Fondation Béati tente de convaincre les autres acteurs philanthropiques de faire de même. M. Bordeleau raconte que, dans son agenda de 2012, il s’était justement donné comme mandat d’activer le débat dans le monde philanthropique concernant l’enjeu des investissements. Il ne saurait évaluer aujourd’hui si son travail de persuasion a porté fruit depuis, mais espère avoir au moins conscientisé certaines organisations sur la question : « J’ose espérer qu’on peut en inspirer quelques-uns. Que le fait de documenter, de le nommer, de montrer que c’est possible, que ça donne le goût à du monde de tenter l’aventure. Et quand le monde voit qu’une petite fondation comme Béati est parvenue à le faire et est même capable de faire bien, ils vont se demander ce qui les retient ».

  1. The heart of this revolution is a massive explosion in the tools of philanthropy and social investment, in the instruments and institutions being deployed to mobilize private resources in support of social and environmental objectives.
  2. Pour mieux comprendre en quoi consiste les pratiques de l’investissement socialement responsable et solidaire, se référer à la plateforme Web indépendante Éthiquette et à L’Association pour l’investissement responsable (AIR).
  3. On peut faire l’hypothèse que son ancrage religieux a pu jouer dans ce sens, dans la mesure où ce sont les congrégations religieuses qui furent historiquement les premiers acteurs à mettre en œuvre, sans le nommer ainsi, des pratiques d’ISR.
  4. La fondation définie comme suit l’investissement solidaire : « c’est un investissement dans le cadre duquel l’argent est investi dans des projets de développement communautaire ou des micro- entreprises qui contribuent à la croissance et au bien-être de communautés particulières ». (en ligne: http://www.fondationbeati.org/Documents/2016/Investissement_solidairex_rxgles_et_procxdures.pdf)
  5. Béati tente ainsi de suivre le Canadian Task Force on Social Finance qui recommandent aux fondations d’investir au moins 10% de leurs actifs en “investissement à impact” d’ici 2020.
  6. L’activisme actionnarial est une pratique d’ISR qui consiste à utiliser son pouvoir d’actionnaire pour influencer le comportement de l’entreprise sur des enjeux extra-financiers. Cet activisme peut se faire via plusieurs démarches : en dialoguant directement avec les dirigeants, par des questions dans les assemblées générales, à l’aide de résolutions d’actionnaires, et j’en passe.
  7. Supportés par l’Organisation des Nations Unies (ONU), les “Principles for Responsible Investments” (PRI) sont une initiative qui cherche à obtenir la signature des investisseurs de tous les pays. L’adhésion à ces principes, qui sont au nombre de six, signifie un engagement à intégrer les questions ESG (environnementales, sociales et de gouvernances) dans les activités d’investissement. (https://www.unpri.org/about).
Bibliographie
  • Corinne Gendron, Gilles L. Bourque (2003). Une finance responsable à l’ère de la mondialisation économique, L’Économie politique, n°18, p. 50-61.
  • David C. Hammack et Helmut K. Anheier (2013). A Versatile American Institution. The Changing Ideals and Realities of Philanthropic Foundations. Washington, Brookings Institution Press, 273 p.
  • Sylvain Lefèvre, Annabelle Berthiaume et Lina Leduc (2016). Béati, un modèle de philanthropie alternatif? Accompagner le changement social en le finançant. Montréal, PhiLab, cahier de recherche # 12, [en ligne], URL: https://philab.uqam.ca/fichier/document/RapportBeati_sept_vff.pdf
  • Elise Penalva Icher (2009). Construire une qualité pour le « socialement responsable », Revue Française de Socio-Économie, n°4, p. 59-81.
  • Lester M. Salomon. Leverage for Good. An Introduction to the New Frontiers ofPhilanthropy and Social Investment. New York, Oxford University Press, 2014, 162 p.
Pour aller plus loin