L’égalité entre les sexes étant aujourd’hui plus pertinente que jamais, les fondations canadiennes commencent à s’en rendre compte, d’où l’importance de reconnaître la mise en œuvre d’une optique de genre pour permettre un changement social positif. C’est pourquoi Fondations philanthropiques Canada a récemment publié un guide de Juniper Glass, membre de PhiLab, sur la philanthropie fondée sur une analyse comparative entre les sexes. Ce guide est conçu comme un outil pour les fondations, présentant diverses méthodes de travail pour une plus grande équité entre les sexes. Son approche lors de l’élaboration du guide a consisté à créer un menu d’options pour les fondations.
Entrevue par Andrea Kovacs Sykes, PhiLab Ontario Hub Coordinator.
Andrea Kovacs Sykes (AKS): Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser au thème de la philanthropie sexospécifique ?
Juniper Glass (JG) : J’ai travaillé dans des organisations à but non lucratif axées sur l’égalité des sexes pendant une grande partie de ma carrière. Ces cinq dernières années, j’ai travaillé avec des fondations en tant que consultante, et j’ai vu là une opportunité de réunir ces deux intérêts.
AKS : Qu’est-ce qui se cache derrière le mouvement philanthropique des femmes au Canada ?
JG: Il y a un manque de développement significatif d’un mouvement philanthropique féminin au Canada. Les femmes qui s’enrichissent veulent jouer un plus grand rôle en faisant une différence grâce à leurs dons. Cela conduit à un plus grand nombre d’initiatives axées sur les femmes au sein des organisations à but non lucratif, afin d’améliorer leur engagement auprès des femmes donatrices. Une autre étude que je termine actuellement explore ce sujet, et il y a beaucoup de choses qui pourraient être faites pour tirer le meilleur parti de l’intérêt des femmes à soutenir le changement social par leurs dons.
Cependant, la « philanthropie féminine » est différente de la philanthropie et des subventions axées sur l’équité entre les sexes. Un certain nombre de fondations d’octroi de subventions reconnaissent l’appel à l’action lancé ces deux ou trois dernières années par le mouvement #MeToo, qui a mis en lumière l’inégalité des sexes en général. Dans beaucoup de secteurs différents, les organisations commencent à se rendre compte que l’égalité des sexes n’est pas encore réalisée et qu’elles ont un rôle à jouer. De plus en plus de fondations canadiennes se rendent compte qu’elles peuvent faire leur part pour faire progresser l’égalité des sexes, et on constate également une prise de conscience accrue du fait que le genre n’est pas seulement binaire, et que nous devons prendre en compte toutes les identités de genre.
AKS: Parmi les quatre principales pratiques que les fondations peuvent adopter et que vous abordez dans le guide – l’octroi de subventions aux femmes et initiatives en faveur de l’égalité des sexes, l’application d’une analyse de genre à tous les domaines d’octroi de subventions, l’amélioration du fonctionnement interne et de la gouvernance, et l’utilisation d’une optique de genre dans l’investissement de la dotation -, qu’elles sont celles qui ont le plus d’impact pour soutenir l’égalité des sexes ?
JG: Je ne peux pas dire laquelle des pratiques identifiées aurait le plus grand impact. Cependant, l’étude de la philanthropie et de l’octroi de subventions sous l’angle du genre m’a conduit à un grand nombre de principes similaires qui sont importants dans tout type d’octroi de subventions en faveur de la justice sociale. Comme par exemple le soutien d’organisations dirigées par des personnes ayant une expérience vécue, l’offre de subventions flexibles et de fonctionnement, et la mise en pratique de ces principes – c’est-à-dire la prise en compte de l’équité et de l’inclusion au sein de la fondation ainsi que le financement de ce travail parmi les bénéficiaires de subventions.
C’est également important de comprendre qu’il y a un aspect de genre dans tous les sujets, que nous en soyons conscients ou non. Par exemple, une fondation qui se consacre à l’environnement veut atténuer le changement climatique en offrant des subventions pour les technologies, les innovations et les nouvelles entreprises vertes. Cette fondation devrait également penser au genre ; en fait, cela peut être particulièrement important avec l’économie verte. Pourquoi ? Parce que les projections montrent que les nouveaux emplois créés dans le domaine de l’énergie propre renforceront la division du travail entre les sexes et la baisse des inégalités salariales qui existent déjà dans les secteurs des technologies et des services publics. C’est pourquoi il est important de mener une analyse de genre pour examiner une question sociale ou environnementale traitée par une fondation. La fondation pourrait peut-être donner la priorité au financement d’initiatives d’action climatique menées par des femmes et qui tiennent compte de l’impact sur l’égalité des sexes. De cette façon, la nouvelle économie pourrait être plus verte et plus équitable.
AKS: Une fois qu’une fondation commence à envisager la mise en œuvre d’un objectif de genre, combien de temps faut-il pour commencer à voir des résultats positifs ou à faire une différence ?
JG: Le guide répond à plusieurs préoccupations, comme le fait que de nombreuses fondations sont assez petites, disposent de très peu de personnel et ont une capacité limitée à modifier leur fonctionnement interne. Cependant, nous devons nous rappeler que les fondations ne sont responsables que devant leur conseil d’administration et qu’elles peuvent donc modifier leurs pratiques plus rapidement que de nombreux autres types d’organisations. C’est pourquoi nous avons présenté des options que même les petites fondations peuvent faire.
Ce que j’ai constaté dans le secteur canadien, c’est que les fondations travaillent souvent ensemble pour agir. C’est en partie parce qu’elles veulent atténuer les risques qu’elles perçoivent pour elles-mêmes lorsqu’elles essaient quelque chose de nouveau. Cette constatation découle de mes recherches passées avec le PhiLab sur la façon dont les fondations collaborent. La collaboration a également lieu pour créer un plus grand impact, en raison de la disponibilité de plus de ressources et d’influence. L’une des suggestions pour les petites fondations est de créer un réseau avec celles qui sont déjà actives dans le domaine de l’égalité des sexes. Il s’agira souvent d’une fondation de femmes, car ce sont elles qui sont les plus à même d’appliquer le principe de l’égalité des sexes dans leur travail et de nouer des relations avec la base. Pour les petites fondations, la collaboration avec des organisations féminines, petites ou grandes, dans leurs communautés locales offre également une excellente occasion d’en apprendre davantage sur les problèmes et l’écosystème œuvrant en faveur de l’égalité des sexes.
AKS: Pensez-vous que les conseils d’administration exercent des pressions pour mettre en œuvre une perspective de genre ?
JG: Non, je ne pense pas! Il a été difficile d’identifier les fondations canadiennes qui appliquent déjà une approche sexospécifique. Un exemple rare est une fondation privée axée sur le développement international, qui soutient des organisations de base pour améliorer la santé, le bien-être et l’économie de leur communauté locale. Étant donné que la fondation est issue du secteur du développement international, où l’intégration de la dimension de genre et l’analyse de genre sont plus courantes, il était naturel qu’elle intègre l’analyse de genre. Pour ce faire, elles ont veillé à ce que les femmes locales soient représentées au sein des organisations bénéficiaires de leurs subventions. Ils ont demandé aux bénéficiaires de subventions comment ce projet allait affecter les différentes catégories démographiques, y compris les filles et les garçons, les femmes et les hommes.
Un autre exemple est celui d’une fondation d’entreprise canadienne qui a décidé de faire un audit basé sur le genre et la perspective et l’expérience autochtone de son processus d’octroi de subventions. Un consultant a été engagé pour examiner chaque étape du processus d’octroi de subventions à travers les yeux de différents groupes tels que les organisations de femmes et les initiatives menées par des autochtones. J’ai trouvé cette pratique assez rare, mais utile, et j’espère qu’ils partageront leur expérience avec d’autres.
Il existe de nombreux obstacles pour les organisations féministes, qui sont généralement extrêmement limitées en termes de ressources, ce qui rend difficile pour elles de trouver de nouvelles sources de financement. Parmi les défis à relever, on peut citer l’établissement de relations avec les fondations (elles n’ont généralement pas les relations personnelles dont elles ont souvent besoin), et l’ensemble du processus de demande de subvention qui peut être onéreux, car la plupart de leurs ressources sont consacrées à des services directs plutôt qu’à la collecte de fonds.
En fait, l’application d’une optique de genre n’étant pas une pratique répandue parmi les subventionneurs dans ce pays, c’est ce qui a motivé Fondations philanthropiques Canada à publier ce guide.
AKS: Avez-vous été témoin de différences générationnelles et de genre dans les équipes de la fondation ? Y a-t-il des différences marquées dans le style de gestion entre les femmes et les hommes philanthropes ?
JG: Nous savons que les femmes sont surreprésentées parmi le personnel des secteurs à but non lucratif et philanthropique. Cependant, la majorité des membres des conseils d’administration des fondations continuent d’être des hommes, selon une récente enquête de PFC. Nous savons également que les hommes sont sous-représentés dans les organisations à but non lucratif, jusqu’à ce qu’ils atteignent les postes de direction des plus grandes organisations, où les salaires sont plus élevés. C’est à ce niveau qu’on commence à voir une forte proportion d’hommes travailler dans le secteur.
Je sais que l’une des choses importantes lorsqu’on applique une optique de genre, c’est qu’elle devient une partie intégrante de la culture de l’organisation, et pas seulement une case à cocher. Nous devons créer une culture organisationnelle collaborative, communicative et transparente lorsque nous visons une organisation qui se préoccupe des questions d’équité. Je vois de plus en plus de femmes dirigeantes et de personnes travaillant à tous les postes dans les fondations, y compris la jeune génération, les personnes de couleur et les indigènes, qui veulent favoriser une culture organisationnelle de travail qui valorise chaque personne qui y travaille, ainsi que les bénéficiaires et les donateurs, et passer d’une approche transactionnelle à une approche relationnelle. Nous entendons le même message de la part de nos partenaires et collaborateurs autochtones, qui préfèrent participer à la philanthropie lorsqu’elle est significative et permet de nouer des relations, ce qui peut conduire à une transformation plus profonde de la vision du monde des gens.
AKS: Y a-t-il eu une augmentation du nombre d’organisations philanthropiques de base travaillant sur l’égalité des sexes ?
JG: Pour faire progresser l’égalité des sexes, il est important de prêter attention à ceux qui travaillent à l’amélioration de la justice et de l’équité au niveau de la base. En termes de philanthropie, je n’ai pas vu beaucoup d’exemples d’initiatives de base au Canada, à part les initiatives informelles et les activités ponctuelles de collecte de fonds. Par exemple, en Colombie-Britannique, une mobilisation populaire a permis à des citoyens d’organiser des collectes de fonds et de générer des dons dans le cadre d’une campagne visant à soutenir les organisations indigènes qui poursuivent en justice les gouvernements et les entreprises pour préserver l’intégrité de leurs terres, de leurs eaux et de leurs droits. Il y a aussi tout le mouvement des fondations communautaires au Canada, qui comprend environ 200 fondations communautaires. La philanthropie communautaire incarne parfois un sentiment de base, mais pas toujours. Certaines fondations communautaires sont assez élitistes et toujours axées sur les besoins des donateurs de la classe supérieure, tandis que d’autres tentent d’élargir leur base de dons pour inclure la classe moyenne et soutenir les initiatives communautaires de base. Un lien avec la philanthropie sexospécifique est que les Fondations communautaires du Canada (FCC) ont été sélectionnées pour être partenaire du nouveau Fonds pour l’égalité, annoncé à l’été 2019. Le Fonds pour l’égalité comprend une contribution importante du gouvernement fédéral, mais il est dirigé par un organisme féministe de subventionnement, l’ancien Fonds international pour les femmes MATCH. Les FCC seront l’un des partenaires qui distribueront les fonds au Canada. Le Fonds pour l’égalité soutient l’action féministe aux niveaux national et international, afin de faire progresser la justice et l’égalité. Cela amène un plus grand nombre de fondations communautaires canadiennes à réfléchir à l’équité entre les sexes et à l’analyse comparative entre les sexes. J’espère que ce guide sera un outil utile pour elles.
AKS: Merci beaucoup d’avoir pris le temps de réaliser cet entretien et de nous avoir fourni de nombreuses informations sur l’application de l’approche sexospécifique à la philanthropie.