Entrevue avec Jean-Marc Mangin: Tenir le cap des objectifs du développement durable en contexte de crise sanitaire et socioéconomique
Président de Fondations Philanthropiques Canada (PFC), Jean-Marc Mangin dirige un réseau pancanadien de fondations familiales, indépendantes et corporatives comptant parmi les plus grandes fondations au pays. Ce réseau est maintenant l’un des plus importants dans le secteur de la philanthropie institutionnelle. Avant de travailler à PFC, Jean-Marc Mangin, en tant que directeur général de 2010 à 2016, a dirigé le processus de repositionnement stratégique de la Fédération des sciences humaines du Canada, la plus grande organisation nationale regroupant des chercheurs canadiens. Sur une période de 15 ans, Jean-Marc Mangin a œuvré auprès des Nations Unies, d’ONG et du gouvernement canadien en réponse aux catastrophes humanitaires survenant dans le monde. En 2006, il est devenu directeur général de CUSO. Enfin, il a été le premier directeur général de Global Call for Climate Action, une initiative de la société civile rassemblant plus de 350 organisations et réseaux internationaux à l’appui de changements transformationnels et d’actions pour freiner les impacts socioéconomiques du changement climatique.
Entrevue réalisée par Manuel Litalien, co-directeur de PhiLab Ontario
19 juin 2020
Manuel Litalien (ML): Comment la COVID-19 a changé la façon de faire de Fondations philanthropiques Canada (FPC) ? Peut-on dire qu’il y a un avant et un après COVID-19 dans l’engagement de votre organisation à la promotion des objectifs du développement durable[1] (ODD) ?
Jean-Marc Mangin (JM. M) : La COVID-19 a fortement bousculé les opérations de FPC. Nous avons lancé un bulletin hebdomadaire ; une série de webinaires hebdomadaires sur les questions clefs soulevées par la crise ; une plateforme de collaboration pour contrer la COVID au Québec ; une base de données pour mieux connaitre la mobilisation de nos membres (plus de $115M de 63 fondations) ; un partenariat avec PhiLab et l’université Carleton pour explorer les questions et les nouvelles pratiques soulevées par la crise et cinq principes directeurs pour accompagner nos membres dans leur réponse à la crise Cette crise, a donc été un accélérateur de nos interventions, dont celles visant la promotion des Objectifs du développement durable (ODD).
Cette crise, sanitaire sociale et économique représente, à notre avis, une opportunité et un appel aux armes pour les fondations philanthropiques car elle favorise ce qu’on appelle en anglais le « trust-based philanthropy », c’est-à-dire, la philanthropie fondée sur la confiance. Nous encouragions déjà nos membres à développer plus de collaboration pour aborder des problèmes complexes. L’environnement généré par la COVID-19 a favorisé le développement de telles collaborations. La crise agit, pour nous en quelque sorte, comme un accélérateur de la posture philanthropique fondée sur la confiance entre acteurs sociaux.
À cet effet positif s’en greffe un second, moins positif cette fois-ci. La crise a généré une situation d’urgence, ce qui est tout à fait normal.
Toutefois, les réponses dans l’urgence détournent l’attention des mesures à long terme qu’il faut déployer pour atteindre les objectifs du développement durable.
Ce détournement d’attention est observable présentement à l’échelle planétaire. Les économistes prédisent que l’économie mondiale va se contracter de plus de 5%. C’est une situation que nous n’avions pas vécue depuis la Seconde Guerre mondiale. Les progrès qui ont été accomplis au cours des 20, voir des 30 dernières années, sont maintenant menacés. C’est d’autant plus préoccupant dans un contexte où, collectivement, les États se sont entendus sur le fait qu’il est impératif d’atteindre les objectifs de développement durable d’ici 2030[2].
Dans la conjoncture actuelle, l’attention sur les objectifs de développement durable est marginalisée.
Avant la crise, PFC encourageait ses membres à aligner leurs activités sur des objectifs de développement durable bien précis. C’était un exercice de longue haleine car les objectifs sont vastes et les indicateurs qui y sont associés sont généraux. Ce n’est pas évident pour nos membres d’établir un lien précis entre une intervention ciblée et son impact sur un indicateur ODD à portée générale. Cet exercice a eu le mérite de nous permettre de mener des réflexions sur beaucoup de dimensions propres aux activités philanthropiques. Ce travail de mise en concordance commençait à peine lorsque la pandémie a gagné le Canada et la Québec. Nous étions aux premiers balbutiements de cette démarche.
(ML): Est-ce que le contexte actuel a eu un impact sur l’infrastructure de FPC ? Avez-vous procédé à des changements organisationnels ou développé de nouveaux outils pour soutenir vos membres ?
(JM. M) : Au début de la crise, nous avons formulé cinq principes directeurs, lesquels ont été inspirés de l’objectif 17 « Renforcer les moyens de mettre en œuvre le Partenariat mondial pour le développement et le revitaliser. ». L’idée que nous poursuivions était de favoriser la mise en œuvre de pratiques de collaboration, qui, tout en s’adressant à la crise sanitaire, seraient compatibles avec l’objectif 17 des ODD d’être attentif aux populations les plus vulnérables.
Le Secrétaire général de l’ONU a publié plusieurs notes de synthèse qui présentent une vision de la manière dont la communauté internationale peut apporter une réponse efficace et coordonnée à la COVID-19, en veillant à ce que les populations les plus vulnérables restent au premier plan des préoccupations. Ces notes d’orientation rassemblent des analyses issues de l’ensemble du système des Nations Unies et fournissent aux États Membres des idées concrètes en vue de faire face aux conséquences de la crise, voire de saisir des occasions au milieu de celle-ci[3].
Dans ce contexte, nous nous sommes adaptés. Je voudrais souligner l’exemple important du Consortium philanthropique COVID Québec. Dans le cadre de ce projet, nous supportons un groupe de quatre fondations montréalaises : Jarilowsky, Saputo, Trottier et Molson. Celles-ci collaborent pour appuyer des actions en matière de santé publique pour contrer la COVID-19 au Québec. Face à la pandémie, un des objectifs poursuivis par cette initiative est d’appuyer des interventions territoriales dans la région montréalaise en finançant la production rapide de plans locaux d’urgence. Le groupe a ciblé les six arrondissements les plus affectés par la première phase de propagation de la COVID-19 qui, sans grande surprise, sont aussi les plus pauvres de la région métropolitaine. En ce moment, cette initiative est au cœur de notre action.
(ML): À votre avis, est-ce que ces initiatives sont seulement une réponse conjoncturelle ou est-ce qu’elles portent aussi une vision à plus long terme ? Au sein des organisations philanthropiques subventionnaires, observez-vous une volonté politique de pérenniser les nouvelles pratiques qui ont été mises en place ?
(JM. M) : Notre première intention a été de comprendre l’impact de la crise sur nos membres et les réponses qu’ils ont mis en place pour y faire face. Nous avons enclenché une démarche de collecte d’informations quantitatives et qualitatives.
Au plan quantitatif nous gérons l’administration d’une base de données auprès de nos membres pour suivre l’incidence de la crise sur leur programme philanthropique.
Au plan qualitatif, nous avons développé une collaboration avec des chercheurs universitaires affiliés, dont ceux de PhiLab où une petite équipe, à laquelle vous participez, s’est donné pour mandat de produire des études de cas sur les types de réponses qui sont développés par des fondations canadiennes et québécoises.
Toujours au plan qualitatif, une collaboration, avec une équipe coordonnée par Susan Philips, de Carleton University, permet l’utilisation de la méthode Delphi pour recueillir des témoignages, sur une période de plusieurs mois, auprès d’une vingtaine de représentants de l’écosystème philanthropique canadien. Au cœur des témoignages, les façons dont ils s’adaptent, répondent à la crise sanitaire et envisagent la période post-COVDI-19.
Certes nous observons des réponses adaptées de la part du milieu philanthropique subventionnaire. Toutefois, il est encore trop tôt pour répondre clairement à votre question. Est-ce des mesures temporaires ? Ces mesures vont-elles devenir permanentes ? Présentement, nous ne le savons pas.
Par contre, notre rôle à nous, c’est précisément d’identifier des leçons, des apprentissages, de les partager et de voir ce qui a fonctionné et ce qui a moins bien fonctionné. De là, nous serons en mesure d’encourager les bonnes pratiques d’intervention et d’attirer l’attention sur ce qui a moins bien fonctionné. Est-ce que les bonnes pratiques vont se généraliser. Pour l’instant, nous ne disposons pas assez de recul pour statuer sur une réponse claire.
(ML): Avez-vous l’impression que la pandémie va entraîner une révision de l’Agenda 2030 du Programme des ODD ?
(JM. M) : Le Programme est bien implanté et bien appuyé par les états-membres et les Nations Unies. Je n’ai pas eu d’écho que le Programme 2030 serait révisé. Mais le risque de ne pas être en mesure d’atteindre les objectifs en 2030 est bien présent. Qui plus est, nous risquons qu’il y ait des reculs importants sur certains indicateurs. Et là je parle au niveau global, pour l’ensemble des objectifs. Il est probable qu’on passe à côté des cibles établies sur la pauvreté, la sécurité alimentaire, les changements climatiques…
Pour être réellement en mesure de respecter l’Agenda 2030, il faudrait une mobilisation importante de ressources. Cette mobilisation est fortement compromise par l’impact à court terme des différentes crises présentes à l’échelle planétaire.
Selon moi, le danger réel est que le Programme des ODD soit marginalisé et non que les objectifs soient révisés. Cette marginalisation possible tient aussi du fait que les institutions onusiennes sont affaiblies. On a vu que le Conseil de sécurité n’a même pas été capable d’adopter une seule résolution sur le COVID-19 depuis le début de l’année. Et les attaques contre l’OMS sont de plus en plus fréquentes.
Les structures que nous nous sommes données au sortir de la Seconde Guerre mondiale sont affaiblies. Pour moi le risque est là. Et la mise en œuvre des ODD, dans un contexte où plusieurs pays adoptent des politiques économiques protectionnistes, rend la relance encore plus difficile. Tant que la crise sanitaire n’est pas réglée, on n’est pas sorti de l’auberge, si vous me permettez l’expression !
(ML): Pour ce qui est des politiques publiques, constatez-vous une volonté du gouvernement à changer ses politiques pour qu’elles s’arriment davantage avec les ODD et les cibles établies par le Programme 2030 ?
(JM. M) : Au Canada je crois que nous avons beaucoup du travail à faire. Certes, on observe un glissement dans les discours publics vers les ODD. Il y a certainement des choses en filigrane, mais rien de majeur et de sensationnel. Si c’est présent, je l’ai manqué. J’ai noté la présence de certaines références aux ODD dans la campagne mise en œuvre par le Canada pour obtenir un siège au Conseil de sécurité des Nations-Unies.
En termes d’éléments de réponse à la crise économique et à la crise sanitaire ici au pays, et, dans le contexte des tensions raciales chez nos voisins au sud et chez nous, je n’ai pas encore observé de référence aux ODD en date d’aujourd’hui.
Je mentionnerais toutefois qu’il y a quand même eu une mobilisation extraordinaire et rapide de l’État – qu’il soit fédéral, provincial ou territorial – pour répondre à la crise. Cette réponse de l’État est importante. Elle permettra prendre au sérieux des causes qui, avant la pandémie, étaient passablement marginalisées, qui ont été mises en lumière par cette dernière et qui s’inscrivent de facto en lien avec les ODD. Par exemple, pensons à la mise en place de fonds sur la sécurité alimentaire, de fonds de prévention sur la violence domestique, de fonds d’urgence pour ceux et celles qui ont perdu leur emploi. Il y a plein d’initiatives et de mesures qui ont été adoptées qui sont compatibles avec le Programme des ODD.
D’après la perspective de FPC, avez-vous observé des changements dans la manière de penser ou de livrer le financement philanthropique ?
(JM. M) : Nous ne finançons pas directement des organisations sur le terrain. Nous supportons nos membres qui le font. En raison de la crise, comme je l’ai indiqué, nous adaptons notre façon de soutenir nos membres afin qu’ils puissent mieux connaître l’évolution des pratiques en cours, les adapter si possible à leur propre environnement organisationnel et surtout nous les encourageons à collaborer pour renforcer leur capacité d’action.
Ceci encourage nos membres à travailler de façon appropriée et respectueuse avec leurs partenaires. Avec la crise, les modalités classiques de financement sont mises un peu sur pause au profit de modes d’attribution plus souples, adaptés et flexibles.
Les appels classiques à projets s’inscrivent parfois dans des programmes de travail liés à la défense d’une ou de plusieurs causes. Ce mode d’attribution des fonds demande que les projets à financer soient bien préparés par les donataires. Qu’ils soient déposés selon un format standard et un échéancier précis. Ils sont alors analysés, évalués et financés ou non.
Un tel processus, qui a fait ses preuves certes, prend du temps, temps qui est précieux en période de crise et qu’il faut réduire au minimum. Dès lors, on a vu émerger un modèle de financement d’appoint centré sur une écoute active en réponse à des besoins réels, précis et immédiats, lesquels sont souvent relayés par des acteurs communautaires ou institutionnels bien informés.
Cette réponse rapide et adaptée de fondations philanthropiques canadiennes et québécoises fait contraste avec la situation qui a prévalu pendant la récession de 2007-2008. À l’époque, le réflexe de nombre fondations a été de protéger leurs actifs de l’impact financier de la crise économique. Certaines fondations ont suspendu leur programme de dons, ce qui a eu un impact sur les donataires.
Ce n’est pas le cas cette fois-ci. La réaction a été rapide et positive. Elle a même vu des fondations aller bien au-delà du 3.5% de versement de leur dotation demandé par l’Agence du revenu du Canada. Fort heureusement d’ailleurs car l’impact de la crise sur les populations en général et les organisations communautaires en particulier est beaucoup plus grand qu’en 2007-2008. Actuellement, sur le terrain, nombre d’organisations puisent dans le peu de réserves qu’elles ont pour survivre. Nombre d’entre elles ne peuvent plus compter sur leurs bénévoles. Les pertes de revenu sont importantes au niveau de leurs activités d’autofinancement.
(ML): Jean-Marc Mangin, merci pour cette entrevue.
Cette entrevue avec Jean-Marc Mangin fait partie du Dossier Spéciale Philanthropie et Objectifs du Développement Durable.