Les fondations subventionnaires au Canada sont-elles par défaut des organismes de bienfaisance à perpétuité? Cette édition spéciale sur la perpétuité remet en question cette hypothèse. Ce n’est toutefois pas un sujet facile pour le secteur florissant de la philanthropie dans ce pays, car il soulève une question structurelle profonde, selon laquelle les fondations subventionnaires pourraient faire partie du problème qu’elles souhaitent résoudre. En d’autres termes, pour certaines fondations, c’est la raison même de leur existence et de leur volonté de devenir un élément permanent de l’écosystème qui est remise en question. Dans un tel contexte, comment une forme traditionnelle d’investissement recherchant des rendements financiers mesurables peut-elle ne pas sacrifier ses résultats sociaux ou environnementaux positifs?
La pertinence du sujet s’explique en partie par la consultation[1] du ministre des Finances du Canada sur le contingent des versements, prévue pour septembre 2021, et par les réactions à cette consultation[2]. De nombreuses réactions ont suivi cette consultation, non seulement sur le contingent des versements (taux, calculs), mais aussi sur des questions beaucoup plus larges, comme les données pour le secteur sans but lucratif, la gouvernance, la diversité et l’inclusion, les pratiques d’octroi de subventions, les objectifs des organismes de bienfaisance enregistrés et la réforme du secteur.
L’idée de perpétuité renvoie inévitablement à la justice sociale et au bien-être. Par exemple, l’argent des dotations pourrait-il permettre de travailler plus vite et mieux dans l’intérêt du public s’il était redistribué au lieu d’être versé entre trois et cinq pour cent chaque année? [3] Dans cette édition, le rapport de Sidorovska présente la remarquable initiative « DONNEZ5 » de diverses fondations canadiennes (2020). Il est contrasté par les documents du CCSB (2021) et de l’APP (2021) qui soutiennent que sur la base du T3010, les fondations au Canada déboursent dans son ensemble déjà plus de 6% des actifs investis, à l’exception d’un groupe d’organismes qui se situent plutôt autour de 3,5%; le quota de déboursement minimum réel établi par le gouvernement.
À l’autre extrémité du spectre, en valorisant la perpétuité dans la philanthropie, cela appelle peut-être à un meilleur examen des pratiques financières (p. ex. pour savoir où ces organismes dépensent, dans quel but et pour qui?). Les dotations importantes prévues à perpétuité soulèvent d’autres questions, notamment sur le pouvoir politique et économique qu’occupent ces fondations subventionnaires dans notre système démocratique[4]. Sont-elles plutôt en train de créer davantage de vulnérabilités politiques et de dépendance économique entre les subventionneurs et les bénéficiaires?
La philanthropie d’entreprises peut différer de celle des fondations familiales, car ces dernières peuvent remettre en question l’idée de perpétuité. Notre édition spéciale témoigne de la complexité du sujet, qui soulève parfois de profondes questions morales et émotionnelles. Il suffit de se référer notamment à la volonté du donateur de dépenser de son vivant. [5] L’idée de laisser « un héritage » pour les prochaines générations. Cependant, certains voient en ce phénomène l’échec de nos programmes d’aide sociale, la preuve d’une injustice sociale institutionnalisée et finalement les défaillances de notre mécanisme de redistributions sociales. Ces observations illustrent également la façon dont les gouvernements peuvent s’appuyer sur ces fondations pour compléter leurs filets de sécurité sociale.
Chaque article de cette édition s’intéresse à la raison pour laquelle un organisme de financement souhaite disparaître, survivre ou prospérer indéfiniment. Par exemple, Lynda Masson, de la MAVA – Fondation pour la nature, explique comment ils ont mis en place un « processus de fermeture », indiquant que la fondation cessera ses activités cette année, et fermera administrativement l’année prochaine en 2023. C’est ce qui est identifié, dans l’écosystème, comme une « fondation à durée de vie limitée ». Depuis les années 1990, le secteur philanthropique a remarqué une multiplication de ces initiatives stratégiques « à durée limitée » et la définition d’un point final aux opérations des fondations[6]. Dans cette édition, Lars Boggild va encore plus loin et souligne que les « fondations à durée de vie limitée » assurent un plus grand impact social lorsqu’elles dépensent leurs ressources au lieu de garder leurs dotations à perpétuité. Le document des FCC intitulé « Au-delà du contingent des versements, vers une transformation radicale » (2021) s’aligne sur cette position. Dans ce document, qui s’appuie sur l’impact social sans précédent de la pandémie, l’appel est lancé en faveur d’un changement systémique de la philanthropie, avec six recommandations regroupées en trois grands thèmes : gouvernance et gestion; fonds de dotation et investissements; et enfin, pratiques d’octroi de subventions. Selon eux, repensons ce qui est possible, car le quota de décaissement est un outil de redistribution insuffisant pour un juste recouvrement. Certaines propositions sont la réforme du T3010, ainsi que le projet de loi S-222 entre autres. Les FCC souhaitent amorcer une conversation sur le rôle et les relations réglementaires que le système philanthropique entretient avec le gouvernement.
Le court article de For Purpose Law Group (FPLG) souligne les défis de la transition vers un plan de fermeture pour les fondations. Cette situation est connue pour ses impacts sur les organismes locaux qui dépendent fortement des dons et du soutien généreux annuels pour fournir des services sociaux à la population vulnérable de sa communauté. Il est intéressant de noter que l’article souligne le rôle joué par les fondations en voie de fermeture dans la mise en place des prochaines générations d’organismes de bienfaisance. Elles soutiennent et accompagnent les nouvelles entités philanthropiques émergentes dont les objectifs sont déterminés par une nouvelle génération de partenaires et d’argent, afin d’envisager un impact socialement durable.
Afin de bien illustrer la complexité du sujet, notre édition offre également une place à la perspective favorisant la perpétuité, avec « Charities and the rule against perpetuities » (2008) de Parachin et avec Kathy Hawkesworth dans « Point/Counterpoint: Limited life foundations ensure greater social impact » (2017). Tous deux donnent de nombreux points de vue sur les raisons pour lesquelles un fonds de dotation devrait pouvoir évoluer à perpétuité. À souligner, les importants points de vue de Kathy Hawkesworth qui ne sont pas en faveur d’un statu quo sur la question de la perpétuité. De nombreux exemples utiles accompagnent ces points, notamment sur la façon dont les conditions des fonds de dotation posent des défis de taille, d’où l’idée de réformer le système actuel.
En résumé, l’édition spéciale met en lumière un consensus : si le quota de décaissement est un outil, il est en soi insuffisant. Ce constat est clairement exprimé au niveau politique par deux documents de cette édition (CCSB 2021; APP 2021). Les auteurs sont tous favorables à une réforme du quota de décaissement. Hilary Pearson préconise d’y aller doucement, car « la dimension temporelle de la philanthropie est une question de vie ou de mort pour les organismes » (2020). Cette pensée n’est peut-être pas si dramatique après tout, comme le propose Lynda Mansson (Mava), puisque les nouvelles générations de philanthropes pourraient déterminer de nouveaux ordres du jour mieux alignés sur les défis émergents, comme ceux présentés par les changements climatiques et la justice sociale. Quel que soit le côté que vous souhaitez explorer, cette édition spéciale sur le sujet vous donnera un aperçu succinct des complexités entourant la nécessité de réformer le système et de moderniser notre régime de réglementation des politiques publiques canadiennes (FCC 2021). De nouveaux modèles philanthropiques holistiques s’imposent, en effet, pour répondre aux besoins des communautés.
Par Manuel litalien et François Brouard
Cet article fait partie de l’édition spéciale d’Avril 2022 : Perpétuité en philanthropie. Vous pouvez trouver plus d’informations ici
[1] Finance Canada (2021). Consultation: Boosting Charitable Spending in our Communities, open until September 30. / Backgrounder for Disbursement Quota Consultation (on line) https://www.canada.ca/en/department-finance/programs/consultations/2021/boosting-charitable-spending-communities.html / Finance Canada (2021). Consultation: Stimuler les dépenses de bienfaisance dans nos communautés, ouvert jusqu’au 30 septembre. / Information document / Document d’information – Consultation sur le contingent des versements https://www.canada.ca/fr/ministere-finances/programmes/consultations/2021/stimuler-depenses-bienfaisance-communautes.html
[2] Advisory Committee on the Charitable Sector (ACCS) (2021). Advisory Committee to the Charitable Sector (ACCS) Submission to Finance Canada on Disbursement Quota Reform, August 31, 11p.; Blumberg, M., Lang, J. (2021). Should the disbursement quota for registered charities in Canada change or be left alone?, September 24, 19p.; Brouard, F., Litalien, M. (2021). Commentaires au Ministère des Finances Canada – Consultation sur les organismes de bienfaisance: Stimuler les dépenses de bienfaisance dans nos communautés, 30 septembre, 8p. (on line) https://carleton.ca/profbrouard/wp-content/uploads/lettreFinanceCanadaconsultationdepensesbienfaisance20210930FB.pdf; Canadian Bar Association / Association du Barreau canadien (CBA/ABC) (2021). Public Consultations on Disbursement Quota applicable to Charities, June 15, 2p.; Community Foundations of Canada (CFC/FCC) (2021). Rebooting Philanthropy: A Partner in Transforming Canada, Disbursement Quota Consultation, September, 12p. / Fondations communautaires du Canada (CFC/FCC) (2021). Réinventer la philanthropie canadienne: un partenaire pour transformer le Canada, consultation sur les quotas de décaissement, septembre, 12p.; Philanthropic foundations Canada (PFC) (2021). Consultations by the Government of Canada on Boosting Charitable Spending in our Communities – Submission by PFC, September, 33p. / Fondations philanthropiques Canada (FPC) (2021). Consultations par le Gouvernement du Canada Stimuler les dépenses de bienfaisance dans nos communautés – Mémoire présenté par FPC, septembre, 22p.
[3] Phillips & Tobia (2016). “Chapter 1 Introduction: A New ‘New’ Philanthropy: from Impetuous to Impact”, in The Routledge Companion to Philanthopy, p.22.
[4] Lechterman, Ted (2021). The Tyranny of Generosity: Why Philanthropy Corrupts Our Politics and How We Can Fix It;
Reich, Rob, Chiara Cordelli, Lucy Bernholz (2018). Philanthropy in Democratic Societies: History, institutions, Values; Reich, Rob (2016). Just Giving: Why Philanthropy Is Failing Democracy and How It Can Do Better; Lefèvre and Monier (2021). Philanthropes en démocratie.
[5] Leat, Diana, “Private and Family Foundation”, in The Routledge Companion to Philanthropy, p.304.
[6] Behrens, T., & Gordillo, E. (2019). Foundation Exits: A Survey of Foundations and Nonprofits. Dorothy A. Johnson Center for Philanthropy at Grand Valley State University.
Je suis président et directeur général de la Fondation Cédrika Provencher depuis mai 2008. Notre mission: Outiller adéquatement les enfants et les parents pour leur permettre de contrer tout prédateur ou abuseur d’enfants avant qu’il n’agisse. Un coup d’oeil sur notre site web http://fondationcedrika.org et sur le récent tome 2 du livre « La ligne de vie » sauront convaincre de la pertinence de notre action à travers le monde, puisque des enfants il y en a partout. Nous avons besoin de philanthropes pour poursuivre cette action bénéfique pour une société plus humaine. Toute collaboration est la bienvenue.