Éditorial: Loi de l’impôt pour les organismes de bienfaisance et récupération juste et équitable des suites de la COVID-19

Par Adam Saifer , Directeur PhiLab Québec
09 février 2021

Ceci est l’éditorial pour l’édition spécial Janvier 2021: Philanthropie et loi de l’impôt pour les organismes de bienfaisance


Loi de l'impôt pour les OBEPour ceux et celles d’entre nous qui travaillent au sein du secteur philanthropique canadien ou avec celui-ci, 2020 a été une année de réflexion, d’apprentissage et d’adaptation. En plus de mettre l’accent sur les racines structurelles des inégalités sociales, sanitaires et économiques dans la société canadienne, le COVID-19 a mis en évidence des écarts importants entre ce que le secteur philanthropique canadien fournit actuellement et ce dont les communautés ont besoin. Naturellement, cela a dynamisé de nombreuses discussions et débats sur la manière dont le secteur peut mieux combler ces lacunes. 

Et pourtant, bien que ces discussions se soient concentrées sur la stratégie des fondations subventionnaires (par exemple, l’assouplissement des restrictions sur la façon dont les subventions peuvent être dépensées, ainsi que les exigences de déclaration des bénéficiaires), moins d’attention a été accordée aux règles, réglementations et lois régissant le secteur philanthropique. Décrites dans la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR) du Canada, ces règlements et lois accordent aux fondations subventionnaires de généreux avantages fiscaux pour les œuvres de bienfaisance, tout en établissant une gamme d’exigences et de limites que les fondations doivent respecter. En termes simples, ces lois fiscales sur les organismes de bienfaisance déterminent ce qui peut et ne peut pas être fait dans le secteur. 

Dans cette introduction au numéro spécial de PhiLab Québec sur « Philanthropie et loi de l’impôt pour les organismes de bienfaisance », je souligne l’importance de ces règlements et lois en ce qui concerne une récupération juste et équitable en conséquence de la COVID-19, ainsi que des mouvements plus larges pour le social, justice économique et écologique. Pour ce faire, je me concentre sur trois sujets clés qui ont fait l’objet d’un examen critique dans le contexte de la COVID-19: (1) le quota de décaissement; (2) donataires reconnus vs donataires non reconnus; et (3) les incitatifs fiscaux pour les œuvres de bienfaisance. 

1. Quota de décaissement 

Au Canada, la législation fiscale relative aux organismes de bienfaisance exige que les fondations philanthropiques cèdent annuellement 3,5% de leur actif total à des organismes de bienfaisance enregistrés afin de conserver leur désignation légale. Ce «quota de décaissement» a diminué au cours du dernier demi-siècle, passant de 5% en 1975 à 4,5% en 1984, au taux de 3,5% fixé en 2004. 

Bien qu’il s’agisse certainement d’un sujet de discorde de longue date, le débat autour du taux de quota de décaissement a occupé le devant de la scène en mai 2020 avec la création de l’engagement GIVE5. Lancé dans le cadre de #GivingTuesdayNow, une journée mondiale de dons créée en réponse d’urgence au COVID-19, GIVE5 a demandé aux fondations subventionnaires de s’engager à distribuer au moins 5% de leurs actifs en 2020. 

Le soutien à GIVE5 reposait sur deux arguments complémentaires. Premièrement, les partisans-nes de cette initiative considéraient cet engagement comme une réponse nécessaire à l’augmentation des besoins sanitaires, sociaux et économiques causés par la pandémie et que les fondations philanthropiques canadiennes avaient la responsabilité de faire leur part. Deuxièmement, beaucoup ont fait valoir que le quota de décaissement de 3,5 % était beaucoup trop faible, surtout si l’on considère qu’au cours des dix dernières années, les actifs des fondations ont augmenté en moyenne de 10 % par an. Bien que l’initiative GIVE5 mette en évidence cet écart entre la croissance des actifs et les décaissements, tout en plaidant pour que les fondations philanthropiques donnent davantage, il est important de noter qu’il s’agit d’une initiative entièrement volontaire. En d’autres termes, si les fondations peuvent donner 5 % ou plus de leurs actifs en 2020, cela n’est pas légalement obligatoire. 

Cela soulève une question importante : si le but de la philanthropie est de diriger des fonds privés vers un bien public, pourquoi la législation fiscale actuelle en matière de bienfaisance permet-elle aux fondations subventionnaires de faire fructifier leurs actifs et les incite-t-elle à le faire à un rythme bien plus rapide que celui auquel elles les déboursent, en particulier pendant une pandémie où tant de personnes souffrent ? De même, des modifications des lois relatives au quota de décaissement aideraient-elles les fondations subventionnaires, ainsi que le secteur philanthropique en général, à mieux remplir leur objectif et leur mission sociale? 

2. Donataires non qualifiés 

Au cours des 12 derniers mois, nous avons vu la solidarité de base et l’action communautaire en réponse à la pandémie COVID-19 prendre la forme d’organisations d’aide mutuelle, de réseaux de soins et de mouvements sociaux. Toutefois, si ces organisations informelles sont souvent les mieux placées pour traiter les problèmes sur le terrain, elles sont généralement contraintes de le faire en dehors du secteur philanthropique. Classés dans la catégorie des « donataires non qualifiés », ces mouvements et organisations ne peuvent pas recevoir de dons de fondations philanthropiques. 

Au début de la pandémie, le secteur philanthropique a fait un effort important pour créer des ressources qui aideraient les bailleurs de fonds à s’y retrouver dans ces règlements et lois afin de canaliser les ressources vers des donataires non qualifiés. Philanthropic Foundations Canada (PFC), par exemple, a publié un guide qui traite de cette question. Néanmoins, la grande majorité des fondations subventionnaires n’ont pas soutenu les donataires non qualifiés pendant la pandémie. 

En rendant excessivement difficile pour les bailleurs de fonds de travailler avec des donataires non qualifiés, le secteur philanthropique canadien risque de se réaffirmer comme une institution d’élite à l’approche « top-down », qu’il le veuille ou non. Alors que le travail d’organisations comme PFCainsi que de bailleurs de fonds comme la Fondation Laidlaw et la Fondation Chagnon, facilite et contribue au transfert de ressources philanthropiques aux groupes œuvrant directement auprès des communautés, la COVID-19 a clairement indiqué que ces relations de financement ne peuvent plus être considérées comme une rare exception. Elles doivent plutôt être encouragées et simplifiées par des moyens formels. Cela exige des changements au niveau de la législation fiscale sur les organismes de bienfaisance. 

3. Incitations fiscales pour les organismes de bienfaisance  

Lors du dernier discours du Trône, le gouvernement fédéral a parlé de la nécessité de taxer l’extrême inégalité des richesses et de générer des recettes fiscales supplémentaires pour financer une reprise COVID-19 juste et équitable. Plus précisément, les libéraux ont mentionné le plafonnement de la déduction fiscale disponible pour les options d’achat d’actions, ainsi que la réduction du problème de l’évitement fiscal des entreprises par les géants du numérique. Le parti fédéral du NPD, en revanche, a proposé des réformes un peu plus importantes, notamment la (ré)institution d’un impôt sur les bénéfices excédentaires, ainsi qu’un impôt sur la fortune pour ceux qui ont plus de 20 millions de dollars d’actifs. 

Ce genre de débat sur l’imposition des « super-riches » pour financer une reprise juste et équitable implique le secteur philanthropique. Pour la plupart, les fondations privées canadiennes sont soit dirigées par les familles les plus riches et les entreprises les plus rentables du Canada, soit liées à ces dernières : c’est la cible de ces nouvelles mesures d’imposition progressive. 

Mais, peut-être encore plus importantle secteur philanthropique est alimenté par certaines des incitations fiscales les plus généreuses au monde en matière de bienfaisance. Et si ces mesures fiscales encouragent les dons philanthropiques et la croissance des actifs philanthropiques, elles réduisent également les recettes fiscales des gouvernements. Le secteur s’inscrit dans l’économie politique canadienne au sens large et constitue un élément important de l’infrastructure de la politique sociale du Canada.  

Alors que les Canadiens et Canadiennes réfléchissent à la manière dont les nouvelles politiques fiscales peuvent contribuer à la reprise de COVID-19, pourquoi le secteur philanthropique devrait-il être exempté ? Les incitations fiscales en faveur des organismes de bienfaisance sont-elles trop généreuses ? Les fondations devraient-elles gagner des revenus sur leurs investissements en franchise d’impôt ? De nouvelles règles devraient-elles être imposées aux dotations des fondations qui exigent des investissements socialement responsables ? Ce genre de questions devrait être au cœur des discussions et des débats sur la manière de faire en sorte que le secteur philanthropique œuvre pour la justice sociale, économique et écologique. 

Conclusion 

Alors que nous entrons dans l’année 2021 et que nous portons notre attention sur le rôle de la philanthropie dans une reprise juste et équitable, nous devons nous donner la permission de réfléchir et de réimaginer tous les aspects du secteur philanthropique. Cela inclut l’examen des changements dans les pratiques d’octroi de subventions et la politique des fondations au cours de la réponse à la COVID-19, et la manière dont cela peut être appliqué à long terme vers un secteur philanthropique plus réactif, démocratique et progressiste. Cependant, nous ne pouvons pas nous concentrer entièrement sur ce qui se passe au niveau des fondations ; nous devons situer le travail que nous faisons dans un écosystème plus large de l’économie politique et de la politique sociale du Canada. Cela signifie qu’il faut examiner la législation fiscale en matière de bienfaisance, même si cela implique de demander davantage aux donateurs. Cela signifie également qu’il ne faut pas se contenter de célébrer les « fondations modèles » qui choisissent de dépasser le quota de versements, de faire des dons à des donataires non qualifiés ou d’avoir un portefeuille ayant un impact social à 100 %. Nous devons plutôt instituer des règles et des règlements qui font de ces politiques et pratiques « modèles » une caractéristique déterminante de toutes les fondations qui accordent des subventions.  De cette façon, le droit fiscal des organismes de bienfaisance joue un rôle fondamental en liant le secteur philanthropique aux mouvements pour la justice sociale, économique et écologique. 


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Pour aller plus loin

Étude de cas: Pledge to GIVE5 (Septembre 2020), Série d’études de cas évaluant les réponses à COVID-19 au sein de la communauté philanthropique canadienne, Isidora G. Sidorovska.