De la main tendue aux Voix entendues… Essai renouvelé sur le don et l’altruisme

Par Jean-Marc Fontan , Co-directeur du PhiLab
25 juin 2018

Coin Saint-Deniset Avenue du Mont-Royal, accroupi, le regard vide, un homme tend sa main, invitant celle du passant à répondre à sa sollicitation. La première main suscite le don ; la deuxième a le choix d’accepter ou non cette invitation. Parmi les passants, seulement quelques personnes accepteront de répondre à cette invitation.

Pourquoi certaines personnes répondent de façon positive, alors que d’autres ignorent la demande ? L’altruisme semble opérer dans certains cas et faire défaut dans d’autres. Quels mécanismes jouent en faveur ou en défaveur d’une reconnaissance et d’une légitimité à solliciter et à donner ? Le partage, comme réponse instinctive ou culturelle, opère semble-t-il à l’image du courant alternatif : une fois oui, d’autres fois non.

Généralement parlant, le fait d’accepter d’aider est nommé « don ». Toujours dans la généralité, il est souvent pensé que ce geste représente une réponse à la souffrance exprimée par la personne demanderesse. Enfin, en prenant un peu de recul, nous nous rendons compte que le don du passant s’inscrit dans un effort collectif informel. Le donateur sait que d’autres personnes donneront. Pour lui, son don est partie prenante d’une action collective non coordonnée. Il représente un maillon dans l’aide journalière apportée à la personne demanderesse. Le donateur peut ainsi se contenter d’une mini contribution, collectivisant, se faisant, le poids de l’aide accordée.

 

Quels sentiments détermineraient l’acte du don ?

 

L’altruisme serait le sentiment moral auquel un passant répondrait pour faire un don, lequel à première vue apparaît comme un geste désintéressé.

La solidarité serait le sentiment éthique partagé collectivement par tout ensemble de personnes donatrices posant un geste d’entraide à l’égard d’autres membres de la communauté jugés en situation difficile.

Encore là, de tels sentiments – l’altruisme et la solidarité – s’activent à certains moments et pas à d’autres. Le passant qui a donné une pièce est parfois sollicité à nouveau quelques coins de rue plus loin. Le choix est à nouveau posé. Donnera-t-il ou non ?

Il est clair qu’une personne à elle seule, ou qu’un groupe de personnes à lui seul, ne peuvent assumer le poids socioéconomique des mesures à mettre en place. Pas étonnant que la réponse sociale se formalise dans des mesures institutionnelles, gagnant ainsi en densité et en pérennité, ajoutant alors une dimension sociopolitique et socioculturelle à la transaction sociale que représente le « don ».

Historiquement, ces réponses, de nature institutionnelle, ont donné lieu à des formes d’agir allant du peu au très structuré.

  • Le collectivisme, en tant que modalité « domestique » ou « communale » de distribution et de redistribution de la richesse ; par la voie associative sous la forme de mutuelles, de coopératives, puis d’organisations à but non lucratif.
  • Le philanthropisme spontané (don du passant), artisanal (don du mécène) ou organisé (don d’une fondation philanthropique) ;
  • Le providentialisme clérical (géré par l’Église) ou public (géré par l’État).

Il est tout aussi clair que les réponses aux grands enjeux de société, aux grandes questions – sociales, culturelles ou environnementales – demandent aux actions privées, publiques ou collectives, mises en place par le philanthropisme, le providentialisme ou le collectivisme, d’être aussi pensées et travaillées conjointement les unes avec les autres.

 

Pourquoi ce besoin d’agir ensemble, de façon réfléchie et concertée ? Pour une raison simple.

Plus s’élève le niveau de complexité d’une société ou d’un groupe de sociétés – la mondialisation en est un bon exemple –, plus les besoins en termes sociaux, culturels et environnementaux croissent en nombre, en diversité et en importance. La complexité fait en sorte que les facteurs déterminants, ceux à la base des problèmes rencontrés, en arrivent à se combiner et à interagir les uns avec les autres, aggravant ainsi les difficultés vécues par les personnes ou les groupes sociaux affectés. Enfin, plus la complexité s’intensifie, plus il devient incontournable de travailler en amont afin d’agir sur la source même des problèmes rencontrés.

Encore là, cette évidence d’agir dans la concertation et la collaboration, de viser la prévention, dans le « Nous » plutôt que le « Je », dans et par le croisement des savoirs, des avoirs et des pouvoirs, en agissant de façon inclusive, transparente et respectueuse, n’est pas nécessairement perçue ou sentie comme allant de soi.

La tentation est forte, pour le donateur (du don spontané au don organisé ; du providentialisme sacré au providentialisme public ou collectif), d’individualiser son action afin de faire, par son action, « LA différence ». La tentation est aussi forte de justifier la pertinence de recourir à un répertoire d’actions individualisées en pensant que de telles actions, aussi diversifiées soient-elles, n’ont pas à être coordonnées et réfléchies ensemble. La multiplicité des sources de don, à elle seule, assurerait un ajustement naturel et plus efficace aux demandes d’aide existantes que si coordination il y avait.

La main tendue cache une réalité sociale et culturelle, celle des « déterminants » à la base des problèmes rencontrés. Nous pouvons certes agir par altruisme et solidarité afin de palier, remédier, soulager la souffrance d’autrui. Il n’empêche que cette souffrance a, dans la majorité des cas, une origine sociale ou culturelle. Cette souffrance est le fruit, dans la majorité des cas, de négations ou de privations faites au nom de l’affirmation de la primauté des intérêts particuliers sur l’intérêt public relevant d’une « commune humanité ».

Séparer des enfants de leurs parents, comme le fait actuellement l’administration sous la gouverne du président Trump, est inadmissible et relève d’une compréhension et d’une interprétation privées de l’intérêt commun et de l’intérêt public étatsunien. Est ainsi nié le fait que, par et dans le processus de mondialisation, nous avons généré une nouvelle réalité sociétale, à l’échelle mondiale, et que cette nouvelle réalité affirme haut et fort qu’il existe une commune humanité de fait et qu’elle doit être prise en compte en matière de droits et de responsabilités.

Dans ce cas, la main tendue prend alors la forme de voix enfantines exigeant la « réparation de leurs droits déchus ». Les cris perçants des enfants nous rappellent nos devoirs et en appellent à une responsabilité collective transfrontalière de trouver des solutions appropriées à une injustice tout aussi inadmissible que les autres. De le faire certes pour répondre aux souffrances qu’engendre la séparation d’enfants et leurs parents, mais aussi dans l’exigence d’une reconnaissance des conventions internationales que nous nous sommes collectivement données, depuis 1945, et que nous avons grande peine à respecter ou à faire respecter.

 

 

N.B. Depuis la rédaction de ce billet, l’administration Trump est revenue sur sa décision. Le 20 juin 2018, le président a signé un décret mettant fin à la séparation des familles de migrants à la frontière !