Que nous dit la recherche sur la relation entre philanthropie et (l’in)égalité ? Dans cet article, j’aborde trois éléments :
- la relation entre l’inégalité et le don philanthropique,
- les effets du financement philanthropique sur l’inégalité et
- les effets de la philanthropie sur l’égalité démocratique.
Inégalité et dons
Le mot « philanthropie » a des significations plurielles. Son utilisation se réfère généralement à l’utilisation d’actifs financiers privés pour aider « autrui », souvent par le biais de dons ou via la création de fondations philanthropiques. N’importe quelle personne peut être philanthrope, mais les grands donateurs dominent. Au Canada, par exemple, les 10 % des personnes ayant fait les dons les plus importants ont contribué à 63 % de tous les dons effectués (Turcotte, 2015).
D’un point de vue plus large : le don philanthropique est, dans une certaine mesure, le reflet de l’économie politique de chaque époque. Cela vaut pour les cycles économiques : en période de ralentissement économique, les dons de bienfaisance tendent à se contracter (Mohan et Wilding, 2009). Est-il possible d’observer une relation entre le don philanthropique et l’inégalité ?
Bien qu’il n’y ait pas encore d’études quantitatives fournissant la preuve d’une corrélation entre la philanthropie et l’inégalité, un lien logique peut facilement être établi. À mesure que les riches deviennent plus riches, ils ont plus d’argent à dédier à des causes philanthropiques. Ils peuvent vouloir le faire à des fins altruistes, pour des raisons de prestige, ou pour repousser les pressions sociétales en faveur d’une politique publique redistributive. D’un autre point de vue, du fait que des sommes resè importantes peuvent être accumulées en exploitant des individus et l’environnement, l’inégalité économique crée sans doute le système qui rend la mégaphilanthropie possible.
Certains observateurs suggèrent la croissance de la philanthropie à l’échelle mondiale reflète un « nouvel âge d’or » de la philanthropie. Le premier terme « âge d’or » se réfèrant à la période qui commence au début des années 1870, une ère de capitalisme débridé, d’inégalité croissante et de création des premières fondations philanthropiques étatsuniennes.
Inégalité – où atterrissent les dollars philanthropiques ?
Selon la façon dont elle est utilisée, la philanthropie peut être un outil pour niveler l’inégalité ou la renforcer. La philanthropie peut être régressive lorsqu’elle finance des biens quasi publics qui profitent principalement aux communautés aisées. Par exemple, le financement d’une galerie d’art fréquentée principalement par la classe moyenne et la classe supérieure pourrait avoir des effets régressifs (même si cela semble être une bonne chose à financer). En revanche, la philanthropie redistributive pourrait tout aussi bien financer un programme de création artistique dans un centre d’accueil pour personnes sans-abri. La plupart des actions philanthropies sont-elles régressives ou progressives ? Malheureusement, il y a très peu de données sur cette question.
Dans leur article sur le sujet, Hay et Mueller (2014) ont avancé des raisons théoriques pour expliquer le fait que la philanthropie adopte une posture régressive. Une raison évoquée relève du sentiment de proximité émotionnelle qui accompagne l’acte philanthropique. Les gens donnent plus facilement à des causes dont ils se sentent proches : une maladie qui afflige un membre de la famille ; soutenir une école fréquentée par un de leurs enfants, ou encore afin de soutenir un type d’activités qu’ils ont appréciée dans leur jeunesse.
Un autre argument mentionné tient au fait que les fondations sont incapables ou peu disposées à s’attaquer aux causes profondes liées à l’inégalitarisme. Il est préféré de travailler à l’atténuation des symptômes des problèmes sociaux. Le récent livre d’Erica Kohl-Arenas (2016), The Self-Help Myth, va dans cette direction. Elle démontre que les fondations étatsuniennes ont financé des récits d’auto assistance individualisés de la pauvreté, détournant ainsi l’attention des causes structurelles de la pauvreté. Le livre d’Andrew Fisher (2017), intitulé Big Hunger, présente ce point sur l’Amérique et l’aide alimentaire d’urgence, soulignant également les intérêts commerciaux qui orientent les choix philanthropiques.
Philanthropie et égalité démocratique
Bien que les philanthropes affichent des intentions louables, les fondations ont tendance à être des institutions secrètes, avec une responsabilité externe limitée (Anheier et Daly, 2007). Nous pouvons nous demander si la philanthropie est bonne ou mauvaise pour la démocratie. Les points de vue des chercheurs sur cette question sont divisés.
Pour certains, la philanthropie peut affaiblir la démocratie, particulièrement là où elle permet à l’influence économique de se traduire en influence politique (Pevnick, 2013). Les chercheurs suggèrent au moins trois façons dont la philanthropie permet aux riches de traduire l’influence économique en influence politique.
- Elle peut influencer l’établissement de programmes d’action.
- Elle peut orienter, coopter ou coloniser les organisations et programmes qu’elle finance ainsi que les mouvements sociaux avec lesquels ces organisations sont en relation.
- Elle peut agir pour renforcer l’hégémonie en détournant la protestation et en reconfigurant l’idéologie dominante.
Trois livres récents discutent du pouvoir politique exercé par les philanthropes à travers leurs actions philanthropiques. Le livre de Jane Mayer (2016), Dark Money, fournit un regard riche et détaillé sur la façon dont les frères Koch et d’autres méga donateurs d’extrême droite ont façonné la politique républicaine. Le livre de David Callahan (2017), The Givers, lève le voile sur le pouvoir et sur les « nouveaux philanthropes » étatsuniens, dont beaucoup se considèrent libéraux ou progressistes. Une autre excellente lecture dans ce domaine est celle de Linsey McGoey’s (2015), No Such Thing as a free gift, analyse qui porte sur la Fondation Gates.
Le Canada ne fait certainement pas exception sur ce sujet. Par exemple, en 2016, une polémique a eu lieu sur le don de 200 000 dollars d’un homme d’affaires chinois fait à la Fondation Pierre Elliott Trudeau. Même si Justin Trudeau n’a aucun lien avec cette fondation – la Fondation Pierre Elliott Trudeau a été créée au nom de l’ancien premier ministre, mais n’est pas une fondation familiale – on craignait à l’époque que le don ait été fait dans le but d’influencer le Premier ministre.
La philanthropie peut saper la démocratie là où elle permet aux plus aisés d’utiliser leur pouvoir économique pour accéder à un pouvoir politique inaccessible aux citoyens ordinaires (Pevnick, 2013). D’un autre côté, les organisations philanthropiques financent des organisations à but non lucratif, lesquelles jouent un rôle important dans la mise en place de conditions démocratiques et la définition de revendications visant la défense de l’intérêt public.
En plus de leur rôle en tant que fournisseurs de services, les organisations à but non lucratif sont souvent considérées comme des organisations démocratiques. Plus précisément, elles jouent un rôle dans la représentation de leurs bénéficiaires, particulièrement dans le cas où ces derniers sont des personnes marginalisées ou vivant dans la pauvreté. Cette fonction démocratique repose sur une vision, exprimée par Alexis de Tocqueville : les droits démocratiques exigent une expression collective qui trouvent à s’exprimer à travers des organisations, telles celles à but non lucratif. La dimension démocratique des organismes à but non lucratif est centrale pour celles œuvrant dans les domaines de la protection sociale du fait que les bénéficiaires sont parmi les moins représentés dans les processus démocratiques individualisés (comme suggéré par la recherche sur « l’invisibilité »).
Notons aussi que les organisations à but non lucratif canadiennes comptent sur l’État pour environ les deux tiers de leur financement. Les institutions philanthropiques fournissent une source potentielle d’indépendance pour les OBNL, ce qui leur permet de mieux remplir cette fonction démocratique. Au Canada, les bailleurs de fonds philanthropiques peuvent amplifier la portée de la voix des OBNL via les entreprises et les tables de politiques gouvernementales.
Il existe plusieurs moyens à partir desquels les bailleurs de fonds sont en mesure de renforcer la fonction démocratique des organismes à but non lucratif. Les bailleurs de fonds philanthropiques peuvent créer, financer et maintenir des forums qui encouragent un partenariat multisectoriel. C’est le cas pour EndPoverty Edmonton. De telles initiatives améliorent sensiblement l’accès du sans lucratif au gouvernement, facilitant leur capacité de représentation d’une population politiquement sous-représentée. Les bailleurs de fonds peuvent également joindre des coalitions de défense, comme l’Alliance canadienne pour mettre fin à l’itinérance, ou appuyer les énoncés de politique promus par ces organisations. Cela peut permettre aux organisations à but non lucratif de se sentir plus libres de rejoindre ces mêmes groupes de plaidoyer, qui gagnent ainsi en influence. Certains bailleurs de fonds facilitent également le dialogue politique entre les organisations à but non lucratif qu’ils financent, ce qui peut aider à la transmission des connaissances et au développement de nouveaux partenariats. Pour une bonne illustration de la philanthropie et des organismes à but non lucratif agissant dans le cycle des politiques, voir Bushouse (2017).
Conclusion
La philanthropie est un phénomène multiforme. Il en est de même pour sa relation avec l’(in)égalité. Nous savons qu’il y a au moins trois éléments de cette relation. L’inégalité peut affecter le degré de philanthropie dans une société donnée à un moment donné. Le financement philanthropique peut réduire les inégalités en étant redistributif, mais il peut aussi accroître les inégalités en finançant des causes qui profitent principalement aux classes moyennes et supérieures. Enfin, la philanthropie peut à la fois améliorer et compromettre l’égalité démocratique.
Il y a encore trop peu de recherches sur ces questions. La plupart des recherches existantes sont étatsuniennes. Nous pouvons nous demander si les résultats sont applicables dans des pays comme le Canada, où la philanthropie est plus petite et le secteur à but non lucratif reçoit proportionnellement plus de financement gouvernemental.
- Anheier, Helmut and Daly, Siobhan. (eds.). (2007). The Politics of Foundations in Comparative Analysis. New York: Routledge.
- Bushouse, Brenda. (2017). Leveraging Nonprofit and Voluntary Action Research to Inform Public Policy. Policy Studies Journal 45(1), 50-73.
- Callahan, David. (2017). The Givers: Wealth, Power, and Philanthropy in a New Gilded Age. Toronto: Random House.
- Fisher, Andrew. (2017). Big Hunger: the Unholy Alliance between Corporate America and Anti-hunger Groups. Boston: MIT Press.
- Hay, I. & Muller, S. (2014). Questioning Generosity in the Golden Age of Philanthropy: Towards Critical Geographies of Super-Philanthropy. Progress in Human Geography 38(5), 635-653.
- Kohl-Arenas, Erica. (2016). The Self-help Myth: how Philanthropy Fails to Alleviate Poverty. Oakland, CA: University of California Press.
- Mayer, Jane. (2016). Dark Money: The Hidden History of the Billionaires behind the Rise of the Radical Right. Toronto: Doubleday.
- McGoey, Linsey. (2015). No Such Thing as a Free Gift: The Gates Foundation and the Price of Philanthropy. New York: Verso.
- Mohan, J. and Wilding, K. (2009). Economic Downturns and the Voluntary Sector: What Can We Learn from Historical Evidence? History and Policy 85.
- Pevnick, Ryan. (2013). Democratizing the Nonprofit Sector. The Journal of Political Philosophy 21(3), 260-282.
- Pue, Kristen and Breznitz, Dan. (2017). The Social Innovation Strategies of Canadian Foundations. University of Toronto Innovation Policy Lab White Paper 2017-01, https://munkschool.utoronto.ca/ipl/files/2017/05/Pue_Breznitz.SI_Strategies_Canadian_Foundations.IPL_White_Paper.4Apr2017.pdf.
- Turcotte, Martin. (27 November 2015). Charitable Giving by Canadians. Statistics Canada, at https://www.statcan.gc.ca/pub/11-008-x/2012001/article/11637-eng.htm#a10.
Bonjour !
J’espère que vous allez bien.
Je m’appelle Mikah Youbi Dg.fondateur de Renaître de la Rue
Comment devenir membre et bénéficier de vos savoir pour maximiser le potentiel de l’organisme et de redistribuer ces connaissances.
Merci beaucoup.
Bonjour Mikah,
Les membres du PhiLab sont des chercheur.e.s universitaires. Nous avons sinon nous sommes aussi partenaires de fondations subventionnaires. Nous vous invitons à nous contacter au courriel philab@uqam.ca si vous avez plus de questions. Merci!