Au milieu des années 1990, le discours public sur le cancer du sein et les mouvements activistes pour soutenir les femmes qui en sont atteintes ont connu de profondes transformations aux États-Unis. En effet, à côté des luttes menées pour une plus grande accessibilité aux soins de santé et en marge de la création de collectifs de soutien, est apparue une forme d’engagement autre, qui se manifeste par la multiplication fulgurante de collectes de fonds destinés à la recherche de traitements du cancer. Dans le but de comprendre ces changements, Samantha King a exploré l’émergence de ce qu’elle a qualifié de « phénomène Pink Ribbons Inc. ». En focalisant particulièrement sur les activités philanthropiques qui adviennent par le biais de pratiques de consommation et sur l’explosion du discours sur la charité qui les sous-tendent, King offre une lecture alternative aux multiples facettes de ce qu’elle qualifie de « culture du cancer du sein ».
Selon l’auteure, cette « culture du cancer du sein » aurait émergé de façon concomitante aux nouvelles techniques de sollicitation destinées au milieu corporatif et aux nouvelles formes de donations individuelles. Ces dernières auraient pour effet non seulement d’accroître les moyens financiers des fondations, mais également de mettre de l’avant de nouveaux modèles de citoyenneté. Inspirée par des approches critiques en health studies et sur les mouvements sociaux, de même que par un vocabulaire foucaldien, King questionne les stratégies et les techniques qui encouragent les dons privés et qui conçoivent la philanthropie comme un véhicule pour instaurer de nouvelles formes de responsabilité civique. La variété et la multiplication des pratiques philanthropiques associées au cancer du sein ainsi que les nouveaux lieux qu’elles investissent représentent pour King l’expression d’une conjoncture néolibérale, dont les effets se font sentir à travers des rapports et partenariats économiques inédits qui s’articulent à une conception normative de l’action politique. Les effets de ces transformations sont aussi décelables dans le discours social, où les sujets atteints du cancer ne sont plus que des patientes ou des victimes, mais des survivantes ayant combattu la maladie.
Ce livre réunit des articles déjà publiés, dont le regroupement permet ici d’illustrer les dimensions plurielles de cette culture du cancer du sein. En s’appuyant principalement sur une recherche documentaire, des analyses de discours médiatiques ainsi que sur des observations ethnographiques, chacun des chapitres est dédié à l’exploration de différents lieux et contextes où ces transformations se sont fait sentir. Cette nouvelle culture du cancer du sein (qui se caractérise par un foisonnement de projets et des retombées multiples) est explorée à travers diverses initiatives, campagnes et produits lancés pour amasser des fonds. Le livre porte toutefois une attention particulière à la Susan G. Komen Breast Foundation. Son grand poids financier et politique, mais aussi son rôle déterminant dans le changement des orientations du mouvement et sa façon de s’être approprié le ruban rose comme outil de visibilité désormais unilatéralement associé à la cause, en font un acteur important du virage étudié. Les projets de la fondation d’Avon sont également regardés avec attention, en raison de leur portée transnationale et de leur façon de croiser le marketing à l’action philanthropique.
Après avoir retracé les grandes lignes du développement de la philanthropie associée au cancer du sein dans le chapitre « A Dream Cause : Breast Cancer, Corporate Philanthropy, and the Market for Generosity », Pink Ribbons Inc. présente deux études cas. Le second chapitre « Doing Good by Running Well : The Race for the Cure and the Politics of Civic Fitness » se consacre principalement à l’événement Race for the Cure afin d’interroger spécifiquement la popularisation des défis sportifs caritatifs comme forme d’action collective. Le chapitre subséquent « Stamping Out Breast Cancer : The Neoliberal State and the Volunteer Citizen » retrace la création du premier timbre américain spécialement conçu pour lever des fonds. L’auteure y met en exergue le soutien explicite du gouvernement étatsunien à cette nouvelle culture du cancer du sein ainsi que son rôle de facilitant dans l’émergence actuelle de la philanthropie. Si ces deux cas mobilisent des acteurs de différents ordres (allant des proches de celles affectées par le cancer du sein aux politiciens) et qu’ils prennent forme dans des lieux totalement distincts, leur analyse conjointe contribue à documenter une philanthropie plus « démocratisée » et grand public, voire accessible à tous, qui pénètre intensivement de nouveaux univers tels ceux des loisirs, de la politique et de l’espace domestique. Cet aspect représente une contribution qui se démarque des écrits classiques sur la philanthropie, largement constitués par l’analyse des actions de grands mécènes ou de grandes fondations. En offrant un éclairage sur les manières dont s’articulent les pratiques philanthropiques intégrées au quotidien et à une consommation ordinaire, King pose les jalons d’une exploration de la culture philanthropique populaire, à la portée de tous et où tous peuvent (et potentiellement doivent) participer. L’attention qu’elle porte aux actions entreprises par le gouvernement étatsunien pour créer les conditions favorables au développement de cette philanthropie « démocratisée » ainsi qu’au discours sur la générosité endossée par cette administration permet d’autant plus de souligner la valeur attribuée à l’action philanthropique, qui se transpose à un modèle de « bonne » citoyenneté. En s’éloignant d’une représentation du citoyen passif qui attendrait le soutien de l’État, cette conception démocratisée de la philanthropie advient de manière concomitante à une individualisation de l’engagement, qui s’incarne tant dans les corps des coureurs que dans les pratiques d’achat de timbres.
Le chapitre « Imperial Charity : Women’s Health, Cause-Related Marketing, and Global Capaitalism » interroge plus spécifiquement le développement de cette culture philanthropique dans un contexte de capitalisme mondialisé. En suivant la trajectoire de la compagnie de cosmétiques Avon, King décrit la venue et les effets d’une « philanthropie corporative », qui est pensée comme un outil de marketing efficace, permettant en plus de développer des liens avec les diverses communautés où s’est implantée la compagnie. Impliquée dans une véritable « croisade » mondiale contre le cancer, Avon a développé des programmes et des campagnes philanthropiques standardisés visant l’amélioration de la santé des femmes à travers le monde. Toutefois, comme le soulève King, la grande implication d’Avon, de même que son approche de la maladie pour le moins homogène, ont contribué à produire une histoire et une réponse unidirectionnelle au cancer du sein, sans égard au contexte culturel où se vit le cancer. Le poids des corporations de même que des fondations se fait également sentir au sein du chapitre suivant, « The Culture of Survivorship and the Tyranny of Cheerfulness » lorsque King poursuit l’investigation des discours sur le cancer du sein qui participent à la création de cette culture centrée sur le combat et la gaieté. La circulation massive de ces narratifs et représentations dans les médias, publicités et mêmes dans les produits de consommation sponsorisés renforce d’autant plus cette façon homogène et hégémonique de penser la maladie, laissant du coup peu de place à la critique des traitements actuellement prônés par le corps médical, de même qu’à toute forme de colère contre les enjeux et effets économiques et politiques sous-jacents à la maladie. Enfin, si King reconnaît qu’il y a un véritable potentiel d’affirmation de soi au sein de cette culture de la « survivante », elle en déplore les formes et les possibilités qui sont balisées par cette culture du « pink washing ». En étant surtout axés sur la féminité, le visuel, les discours et les pratiques fortement genrées, voire stéréotypés et hétérosexistes, participent à la production de la survivante à travers un schème sexualisé.
Pink Ribbon Inc. a eu pour mérite d’avoir posé les premiers jalons d’une analyse des différentes dimensions et ramifications de cette culture du cancer du sein pour le moins hégémonique. King aura aussi contribué à mettre de l’avant une réflexion critique sur les nouvelles articulations de la philanthropie comme pratique citoyenne et politique, au centre de laquelle le rapport à la consommation occupe une place prépondérante. Si le livre se consacre à une lecture du phénomène et du contexte dans lequel la culture du cancer du sein se développe, il a toutefois comme effet de produire un analyse générale (et parfois généralisante) de cette culture et des concepts centraux utilisés. S’il semble indéniable que certains acteurs occupent une place plus qu’importante dans les orientations qu’adoptera cette culture, peu de place est accordée dans le livre aux petites initiatives menées à l’échelle locale, de même qu’à la réponse des autres nations (en dépit de la présence des antennes de ces mêmes grandes organisations). La résistance à cette nouvelle culture philanthropique de même que la multiplicité des façons de s’approprier ces discours et initiatives sont absents de la lecture proposée par Pink Ribbons, Inc. En laissant place seulement aux plus imposantes initiatives pour décrire cette nouvelle culture du cancer du sein, Pink Ribbons, Inc. participe peut-être malgré lui, à reproduire les cadres homogénéisant par lesquels se construit actuellement la philanthropie subventionnaire.