Le désinvestissement des énergies fossiles dans les fondations universitaires : l’expérience d’ULaval sans fossiles

Par David Grant-Poitras , Étudiant
27 novembre 2017

Les causes environnementales occupent une minime portion de l’engagement philanthropique global des fondations. Si nous nous référons aux données d’Imagine Canada, le soutien aux causes environnementales récolte à peine 4% de la valeur totale des donations en provenance des plus grandes fondations subventionnaires canadiennes. Cette situation est problématique sachant la gravité des conséquences liées à la crise écologique actuelle et l’urgente nécessité d’y engager davantage de ressources financières.

Nonobstant la faible implication des fondations pour ce genre d’enjeux, la distribution de donations à des causes environnementales ne représente pas l’unique moyen dont disposent les fondations pour apporter leur effort à la lutte au réchauffement climatique. En tant qu’acteur économique influent sur les marchés financiers, rien ne leur empêche de prendre une posture environnementaliste en matière d’éthique financière. En transformant leurs modalités d’investissement tel que le propose le courant de l’investissement socialement responsable, les fondations ont la possibilité de contribuer à la réflexion écologique tout en reconnaissant l’importance d’en appeler à un développement économique plus soucieux de ses incidences sur l’environnement naturel (Rubinstein, 2002, p. 173). Dans cette perspective, une voie possible est de placer les fonds philanthropiques sur des marchés financiers respectueux de la question écologique (Bourque, 2014). Agir ainsi permet de se positionner à la négative par rapport à des investissements privilégiant l’exploitation des énergies fossiles. Ne pas y investir ou y retirer ses investissements constitue une suite logique lorsqu’on adhère au principe de la transition énergétique.

Un mouvement émergeant dans les fondations universitaires

Le désinvestissement représente à l’heure actuelle un véritable mouvement de contestation se déployant à l’échelle transnationale (Lajarthe et Zaccai, 2017). Sans mauvais jeu de mots, disons que l’apparition de nombreuses campagnes de type « leave it in the ground » contribue grandement à « carburer le mouvement ».[1] Pour faire avancer la cause, ces campagnes incitent des investisseurs institutionnels à se débarrasser de leurs actifs fossiles. Malgré la montée fulgurante du mouvement, le monde philanthropique semble assez timide à se joindre à la partie. C’est ce qu’indique une récente étude du Centre for Effective Philanthropy menée auprès des fondations privées étatsuniennes. Les chercheur.e.s ont révélé que seulement 17% des organisations sondées utilisaient l’exclusion financière (Buchanan, Glickman et Buteau, 2015, p. 8). Qui plus est, le principal secteur industriel ciblé par l’exclusion n’était même pas le secteur extractiviste, mais l’industrie du tabac. Ces données suggèrent que le désinvestissement des énergies fossiles n’est pas encore un enjeu prioritaire sur le radar des grandes fondations (Idem., p. 8). Quoi qu’il en soit, l’enjeu commence à toucher certaines organisations philanthropiques, dont les fondations universitaires qui se retrouvent ciblées par des campagnes étudiantes qui luttent pour la décarbonisation du portefeuille de leur université.

Récemment, une percée importante est survenue dans le milieu universitaire québécois suite aux efforts de la campagne ULaval sans fossiles, faisant de l’Université Laval (UL) la première université canadienne à annoncer le retrait de ses investissements du secteur des énergies fossiles. Pour mieux comprendre cette victoire d’ULaval sans fossiles auprès de la haute direction de l’université, nous avons interviewé Mme Alice-Anne Simard, fondatrice et co-porte-parole de la campagne. Cette mobilisation étudiante a placé l’enjeu sur le campus et forcé l’université à réorienter les investissements de son fonds de placement.[2] Afin de déterminer comment elle y est parvenue, nous distinguerons deux grandes étapes de la campagne et mettrons en exergue les approches stratégiques préconisées.

Conscientisation de la communauté universitaire

Comme ailleurs, la gestion du fonds de placement de l’université se fait à l’insu de la communauté universitaire, sans consultation préalable sur les investissements qui pourraient mieux la représenter d’un point de vue idéologico-politique. La première étape du mouvement de désinvestissement consiste à faire de l’éducation populaire pour que les étudiant.e.s soient informés sur les investissements réalisés par la fondation de leur université. Cette étape de conscientisation est d’autant plus difficile que l’ignorance est entretenue par l’inaccessibilité des données financières. Contrairement aux régimes de retraite des employés de l’UL, données qui peuvent être consultées directement en ligne, les investissements de la fiducie globale où se trouve l’argent de la fondation universitaire ne sont pas rendus publics. Une plus grande transparence du processus de sélection financière fut d’ailleurs l’une des demandes importantes formulées par les membres du comité. Ceci dit, faute d’avoir en main ces données, les comités de désinvestissement sont contraints de produire une estimation. Les responsables d’ULaval sans fossiles se sont donc référés à la moyenne canadienne pour évaluer que 5 à 15% du portefeuille de l’université était sans doute placé dans l’industrie des énergies fossiles.

Dans le cas de l’UL, cette discrétion par rapport à la composition de son portefeuille de placements sur les marchés financiers a eu pour effet de rendre l’enjeu du désinvestissement totalement absent sur le campus. Le lancement d’ULaval sans fossile n’a pas été un simple accélérateur du processus de désinvestissement, mais son événement déclencheur. C’est pourquoi l’objectif initial de la campagne était de faire naitre une sensibilité sur cet enjeu pour qu’émerge un débat public au sein de l’espace universitaire, c’est ce que nous indique la leader étudiante : « Au début, on a commencé en faisant des campagnes de sensibilisation, parce que les gens ne savaient même pas que leur université investissait dans les énergies fossiles. Il fallait leur faire savoir en premier; et leur faire savoir ensuite qu’il était possible de désinvestir. […] Nous avons donc commencé à en parler : on a fait des collants, des affiches, des macarons, une page Facebook, etc. […] Ensuite on a organisé une soirée de lancement du comité. Il y avait un conférencier invité et plusieurs personnes y sont venues. Nous avons même fait une apparition dans l’Impact Campus, le journal étudiant de l’UL, par rapport à cette soirée ». Le début de la campagne a été marqué par une stratégie communicationnelle visant à rendre publique cette face cachée de l’incidence économique de l’université; le tout en faisant la promotion du désinvestissement comme étant la solution appropriée à cette fâcheuse situation.

Il n’aura pas fallu grand temps à la campagne pour qu’elle se fasse entendre. Suite à ce travail préliminaire de conscientisation, il s’est écoulé trois mois avant que la direction demande à rencontrer les porte-paroles d’ULaval sans fossiles. Selon Mme Simard, ce sont des préoccupations liées à l’image publique de l’entreprise qui expliquent la rapidité avec laquelle la direction a tenu à entendre les revendications du mouvement et à convenir d’un accord : « Notre message a eu une bonne réception. C’est certain qu’on a mis beaucoup de pression dès le départ, on leur a montré qu’on pourrait rapidement mettre des bâtons dans les roues de leur image de marque en matière de développement durable. On pouvait entacher ça rapidement. Ce n’est pas pour rien que ce fut aussi rapide ». La campagne a ainsi exploité la contradiction apparente entre les objectifs de carboneutralité de l’université et ses investissements dans une industrie hautement polluante. Il fut aisé par la suite de mobiliser des étudiant.e.s pour exiger de l’université qu’elle investisse conformément aux valeurs qu’elle promeut sur son campus ; ce que démontre la pétition qui fut lancée et qui a recueilli de nombreuses signatures. « À partir du moment que les gens sont conscients de l’enjeu, la plupart étaient vraiment d’accord avec nous, parce qu’ils baignent dans l’univers de l’UL et savent à quel point l’administration martèle un discours sur l’importance du développement durable. Donc à partir du moment que les gens savaient qu’il y avait des investissements dans les énergies fossiles, ils trouvaient que ça ne faisait aucun sens. […] Montrer cette incohérence a été vraiment décisif pour mobiliser la communauté ».

Négociation avec la direction

Une fois la discussion établie avec la direction, deux aspects ont eu du poids dans les négociations. Premièrement, pour démontrer que l’initiative jouit d’un large soutien collectif, ULaval sans fossiles a eu beau jeu d’aller chercher l’appui d’associations étudiantes. Pour Mme Simard, arriver à la rencontre avec un consensus étudiant a certes pesé dans la balance : « La CADEUL et l’AELIÉS ont aussi participé à la rencontre et appuyaient nos démarches. La CADEUL a fini par voter en assemblée un appui à la démarche ULaval sans fossiles, ce qui a donné un appui officiel des associations de premier cycle. Et l’AELIÉS n’a pas eu besoin de voter puisqu’elle avait déjà des positions contre les hydrocarbures et le réchauffement climatique, donc ils devaient nous appuyer. On avait finalement l’appui de toutes les associations qui représentent les étudiant.e.s de l’UL. C’est sûr qu’en apportant ça dans la rencontre, ça nous a donné un gros poids. Je pense que c’est quelque chose de très important. En plus des communications, il faut s’assurer d’aller chercher l’appui de la communauté universitaire ». La campagne a même reçu un soutien externe de la part de la fondation David Suzuki.

Deuxièmement, l’argumentaire déployé par les porte-paroles s’est avéré très persuasif auprès de la direction. D’entrée de jeu, les représentants étudiant.e.s n’ont pas formulé de demandes agressives qui exigeraient un changement de cap immédiat dans les orientations financières : « Nous on demandait cinq ans en fait. Parce que ce sont des trucs qui prennent du temps à réaliser et on en est vraiment conscient. Au début il y a certaines personnes qui disaient que c’est impossible de faire ça rapidement, mais on ne demande pas de le faire rapidement non plus, on demande cinq ans; c’est ce qui est demandé par plusieurs autres comités de désinvestissement à travers le monde ». En demandant un retrait progressif, les porte-paroles ont opté pour une posture diplomatique visant à calmer les inquiétudes de l’administration.

Ensuite, fait intéressant, les porte-paroles ont avancé des raisons de nature économique. Ce type d’arguments financiers est bien reconnu pour faire reconnaître la pertinence économique du désinvestissement (Lajarthe et Zaccai, 2017). Non pas que les enjeux environnementaux étaient négligés ou secondaires, mais ils étaient pris comme acquis. Dès lors, en plus de rappeler que tout soutien à l’exploitation des énergies fossiles revient à nier les avertissements de la communauté scientifique et aller à contresens de l’accord de Paris 2015, Ulaval sans fossiles a aussi fait valoir que ces investissements vont devenir risqués financièrement : « Oui il y a tout l’aspect environnemental, mais c’est un aspect quand même assez connu, que les gens comprennent. Mais ils vont se défendre qu’ils n’ont pas le choix pour obtenir des meilleurs rendements. Nous on a réussi à leur montrer – en présentant plusieurs études qui ont été faites dans le monde – qu’il existe vraiment un risque au niveau du rendement du portefeuille en raison de la bulle du carbone. En fait comment ça fonctionne, surtout avec l’Accord de Paris en 2015, à partir du moment où les États vont se mettre à lutter véritablement contre les changements climatiques, parce qu’ils se sont engagés à le faire dans l’Accord de Paris, à partir du moment où ils vont mettre en place des mesures, des politiques, des lois pour réussir à lutter efficacement, la valeur des actifs des énergies fossiles va chuter de façon incroyable. […] Dans tous les cas, avec l’éclatement de la bulle du carbone, la valeur des actions va échouer complètement. Donc dans 10, 15 ou 20 ans, ceux qui vont être encore investis dans les énergies fossiles vont avoir des rendements vraiment, mais vraiment épouvantables».

Conclusion

L’histoire de cette campagne révèle un fait très intéressant : le processus de désinvestissement enclenché auprès de la fondation de l’UL est fortement lié à son encastrement social. Ce type de fondation est perméable au désinvestissement, par la proximité qu’elle entretient avec une communauté étudiante sensible à de tels enjeux politiques. Une communauté qui est prête à faire pression sur la direction de l’université pour faire bouger les choses. Les stratégies qu’UL sans fossiles a déployées pour conscientiser la population étudiante et négocier avec la direction sont parvenues à permettre les changements souhaités. Bien entendu, en étant exposées aux pressions de l’activisme étudiant, les fondations universitaires ont une situation particulière qui les prédispose au lancement du désinvestissement. N’empêche qu’aucune fondation n’est à l’abri des influences provenant de groupes de pression qui les confrontent à ce que Toepler et Heydemann appellent des « défis de légitimité » (2006, p. 16). Comme nous le démontre la mobilisation à l’UL, l’activation de tels défis peut provoquer les ajustements institutionnels souhaités.[3] En définitive, puisque la critique semble exercer un rôle moteur dans le déclenchement de plusieurs initiatives de désinvestissement, nous faisons le pari que leur éventuel foisonnement dans les organisations philanthropiques sera grandement tributaire de l’influence croissante des mouvements contestataires qui émergent au sein de la société civile.

Bibliographie
  • Gilles Bourque (2017). Les énergies fossiles : quand la finance responsable mobilise ! Chaire de recherche en développement des collectivités [en ligne], Carnet de Louis Favreau, consulté le 13 octobre 2017. URL : http://jupiter.uqo.ca/ries2001/carnet/spip.php?article95
  • Phil Buchanan, Jennifer Glickman et Ellie Buteau (2015). Investing and Social Impact. Pratices of Private Foundations, The Center for Effective Philanthropy, 19 p.
  • Imagine Canada et Philanthropic Foundation of Canada (2014). Asset & giving trends of Canada’s grantmaking foundations, URL : http://sectorsource.ca/sites/default/files/resources/files/trends-canadas-grantmaking-foundations-sept2014.pdf
  • Fanny Lajarthe et Edwin Zaccai (2017), Le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles : une nouvelle phase de mobilisation pour le climat ?, VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Débats et Perspectives, consulté le 13 octobre 2017. URL : http://vertigo.revues.org/18265
  • Steven Heydemann and Stefan Toepler (2006). « Foundations and the Challenge of Legitimacy in Comparative Perspective », dans : Kenneth Prewitt, Mattei Dogan, Steven Heydemann et Stefan Toepler (dir.), The Legitimacy of philanthropic foundations : United states and European perspectives, New York, Russel Sage Foundation, pages 3 à 26.
Pour aller plus loin
Notes de bas de page
  • [1] Le mouvement fut lancé principalement par l’organisation américaine 350.org en 2008. Il y a aujourd’hui une prolifération de campagnes de désinvestissement un peu partout dans le monde. Au Québec, ce type de campagne est présent sur les campus universitaires et il existe même un mouvement appelé Sortons la caisse du carbone ! qui vise à convaincre La Caisse de dépôt et placement du Québec de retirer ses investissements des énergies fossiles.
  • [2] Précisons que le fonds de dotation de la fondation est mutualisé dans un fonds de placements appelé la Fiducie Globale de Placements Université Laval – Fondation de l’Université Laval. L’argent de la fondation ne représente donc qu’une partie des actifs gérés par l’université.
  • [3] Pensons à la plus riche des fondations, la Fondation Gates, qui subit présentement des pressions de la campagne Keep it in the Ground lancée par The Guardian. Cette campagne l’enjoint à faire preuve de leadership dans le mouvement de désinvestissement et la lutte au réchauffement climatique.